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Céline en toutes lettres

31 décembre 2009
Céline en toutes lettres

Louis-Ferdinand Céline investit à nouveau la Bibliothèque de la Pléiade, cette fois avec un choix de lettres, présentées par le spécialiste en la matière, Henri Godard. Évocation de cet ensemble exceptionnel qui apporte un éclairage direct sur les multiples facettes de ce personnage, géniepour les uns, démon pour les autres, éminement complexe pour tous.

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La dernière fois que la Pléiade accueillait Louis-Ferdinand Céline, c'était en 1993, pour l'édition intégrale de Féerie pour une autre fois I et II, états préparatoires inclus. Depuis, on parlait un peu comme de Nessie d'un cinquième volume, reprenant des correspondances choisies... Et, avec ses deux mille pages - dont près d'un quart consacrées au seul appareil de notes -, le voilà qui pointe le bout de son mufle, ce monstre pleine peau rehaussé de fil d'or grâce auquel « l'abominable homme des lettres » vient rejoindre au sein de la prestigieuse collection la cohorte des grands épistoliers, aux côtés de Voltaire, Balzac et Flaubert.

N'a-t-on pas déjà tout dit de l'auteur de Voyage au bout de la nuit ? Qu'il avait à travers son style révolutionnaire, tout en points de suspension et argot, déployé une oralité inouïe au sens premier du terme en littérature et néanmoins, par ses sautillements, ses reprises, ses maladresses et sa permanente inventivité, si semblable à celle dont parfois nous-mêmes nous usons dans le feu d'un échange verbal. Que ce médecin des pauvres avait raconté comme nul autre avant lui les expériences limites de la guerre, du colonialisme, du travail à la chaîne, de la misère des banlieues, de la Mort triomphante. Que, sous le coup d'on ne sait quelle inexplicable fièvre idéologique, il versa dès avant 1939 dans un antisémitisme et un racisme virulents, avec des pamphlets qui, eux aussi, sont à leur manière uniques en leur genre. Que dans l'imagerie actuelle, il atteint aux dimensions mythiques d'un Cavalier de l'Apocalypse jaugeant ses congénères de son poste de vigie : le pinacle de sa rancœur.

Alors, si l'on connaît tout cela de longue date, qu'allons-nous apprendre de réellement neuf sur Céline en plongeant dans les centaines de lettres que tantôt il écrivit avec application, tantôt il griffonna de sa furibarde cacographie ? « Apprendre » n'est sans doute pas le terme adéquat. Il s'agit plutôt ici de saisir une existence tumultueuse dans son mouvement, ses bifurcations et ses intrications. Tandis que dans son œuvre, Céline s'attache à transposer le réel et à le passer au tamis de cet immense mensonge qu'est le langage, ses bafouilles familières ou ses courriers formels nous permettent d'appréhender en direct ses émotions, ses pudeurs et ses colères.

Les textes, minutieusement sélectionnés et établis par les spécialistes Henri Godard et Jean-Paul Louis, sont classés par ordre chronologique, rompant de la sorte avec la tradition qui prévalait jusqu'à présent de livrer des ensembles adressés à un seul destinataire. En filigrane, c'est toute la vie d'un homme qui défile, avec son cortège d'avatars. On assiste à la métamorphose du petit Louis, envoyé en séjours linguistiques en Allemagne et en Angleterre, en cuirassier Destouches, fier d'expédier par courrier à ses parents le carnet militaire d'un Boche qu'il aurait achevé « à la pointe ». Meurtri dans sa chair par une blessure au bras, le soldat s'embarque pour l'Afrique noire et, à la faveur de son contact avec les populations indigènes, se mue en Daktari de fortune. De retour en France, il boucle ses études médicales, contracte un mariage bourgeois et, en dehors des moments où il ne consulte pas au dispensaire, prend la plume et noircit page après page. Il y aura d'abord L'Église, une pièce de théâtre, refusée. Puis le Voyage, « du pain pour vingt siècles de littérature » comme il le promet à Robert Denoël, l'audacieux éditeur d'origine belge tôt descendu à Paris et qui, fasciné, accepte ce manuscrit hors norme. Un best-seller, de surcroît futur classique du XXe siècle, est soufflé au nez et à la barbe de Gallimard, comme le fut La Recherche de Proust peu auparavant. Au romancier à succès succéderont les figures du proscrit et, finalement, de l'ermite de Meudon...

Autant, dans ses narrations, Céline s'efforce-t-il de développer une petite musique qui sous-tend la composition de sa trame, autant ses lettres nous permettent-elles d'apprécier la plasticité de sa voix. Il se fait révérencieux à l'égard des rares à qui il donne du « Maître » (l'éminent historien de l'art Élie Faure comptera parmi ces privilégiés avant d'être désavoué) ; avec ses nombreuses conquêtes féminines, il conjugue douceur câline et conseils pragmatiques, leur rappelant par exemple, en anatomiste averti, une façon de pratiquer le coït préservant efficacement des grossesses encombrantes ; les traducteurs éprouvent sa bienveillance et ses scrupules de styliste sourcilleux ; les éditeurs tâtent de son intransigeance et de son avarice (les passes d'arme avec le cérébral Jean Paulhan sont à ce propos épiques).

Mais c'est surtout dans l'apostrophe amicale que le talent de Céline s'épanouit. Avec ses fidèles poteaux de Montmartre (Albert Mahé, Gen Paul) ou d'ailleurs (Albert Paraz, Roger Nimier), il débourre tous ses effets, et l'aphorisme implacable cède souvent le pas à une formule à l'humour ravageur, ramassée en deux ou trois mots. On peut donc observer que, si l'exercice épistolaire ne tient pas lieu de « gueuloir » flaubertien à Céline - qui répugnera toujours à adopter la pose artificielle et vaniteuse d'écrivâââin comme il le disait -, elle en est l'indispensable reflet. L'autre côté du miroir, en somme.

Le panorama de cette vaste production ne serait pas complet si n'y avaient pas été adjointes les fameuses lettres ouvertes qui, sous l'Occupation, seront reproduites dans des journaux collaborationnistes tels que Révolution nationale, Je Suis Partout, Au Pilori, etc. Ces lignes frénétiques situent Céline dans une interzone assez délicate dans la mesure où elles ne constituent pas à proprement parler des articles (ce dont leur signataire arguera pour se défendre d'avoir entretenu une collaboration intellectuelle soutenue avec l'ennemi), mais leur violence et leur maximalisme n'ont rien à envier aux passages enragés de Bagatelles pour un massacre, L'École des Cadavres et Les Beaux draps. La retranscription assumée de ces sombres missives dans un ouvrage de référence présage-t-elle que les pamphlets pourraient à leur tour donner lieu prochainement à une édition critique digne de ce nom, et même faire l'objet d'un sixième volume sur papier Bible ? L'ayant droit exclusif de Céline, sa veuve Lucette, veille encore aujourd'hui au respect de la volonté de son époux de ne jamais voir resurgir ces textes sulfureux. La question se posera donc véritablement quand l'œuvre de l'auteur, disparu en juillet 1961, tombera dans le domaine public, soit en... 2032 !

Céline pouvait être outrancier, insultant, imbattable en matière de mauvaise foi, impossible à suivre dans ses emportements fielleux et ses préjugés sordides ; puis, le temps d'une volte-face, étrangement attendrissant, profondément lucide dans certains de ses constats, mieux : d'une légèreté qui confine au divin. Pour échapper à sa noirceur, une issue : le rire, libérateur et franc, de qui n'est pas dupe. Passé le sentiment d'inadmissible, une irrépressible complicité s'installe avec cet individu amer, revenu de tout, dont on ne voudrait ni pour grand-père ni pour voisin, mais dont la démesure, pourtant, galvanise.

Céline ? Qui s'y frotte s'y pique. Et s'y frotte encore...

 

Frédéric Saenen
Décembre 2009

crayon
Frédéric Saenen est chargé d'enseignement en français-langue étrangère à l'ISLV. Il publie de la poésie, des nouvelles et des articles de critique littéraire.
 

 

Louis-Ferdinand Céline, Lettres, Édition établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2030 pp., 59 € (prix de lancement jusqu'au 31 janvier 2010, ensuite 66,5 €).


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