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La réception de l'écriture hiéroglyphique à la Renaissance et aux Temps modernes

20 mai 2014
La réception de l'écriture hiéroglyphique à la Renaissance et aux Temps modernes

La fascination exercée sur l’Occident par la Vallée du Nil remonte à l’Antiquité classique. Présente très tôt dans l’imaginaire des Grecs – Homère célébrait déjà Thèbes aux cent portes –, l’Égypte est progressivement révélée par des voyageurs. Le plus célèbre d’entre eux est à juste titre Hérodote, qui consacra son livre II à l’Égypte. La réception de l’Égypte dans le monde romain apparaît sous un jour très différent. On peut distinguer un double courant : d’une part, un mouvement religieux qui importe en Occident le culte d’Isis et des divinités qui gravitent dans son orbite, d’autre part, un courant égyptomane ou égyptophile, qui adopte, dans l’architecture et la décoration, des traits à l’Égypte ancienne sans pour autant prendre en compte la signification originelle de ces emprunts. Les monuments les plus célèbres sont, à juste titre d’ailleurs, les obélisques aménés d’Égypte au prix d’efforts proprement pharaoniques. On verra plus tard le rôle joué par les obélisques dans les recherches des humanistes sur l’écriture égyptienne.

Aussi curieux que cela puisse paraître, les nombreux voyageurs grecs, puis romains qui parcoururent le sol de l’Égypte pendant près d’un millénaire ne se sont intéressés que de manière très superficielle à la langue et aux écritures égyptiennes.

C’est aux auteurs classiques que l’on doit cependant les termes dont nous nous servons encore aujourd’hui pour désigner les différents types d’écritures égyptiennes (hiéroglyphique, hiératique, démotique). Quelques-uns ont également émis des considérations sur la nature de l’écriture hiéroglyphique et sur son fonctionnement. Malheureusement, à l’époque ptolémaïque, puis romaine, l’écriture monumentale égyptienne, la seule à laquelle les visiteurs étrangers pouvaient être directement sensibles, avait pris, dans certaines de ses manifestations, une forme particulièrement concise qui en accentuait le côté symbolique.

Hieroglyphica Horapollinis 1595Ce type de spéculation sera systématisé chez Horapollon, auteur d’un traité intitulé tout simplement Hieroglyphica. La plupart des notices sont construites sur un canevas qu’on peut résumer ainsi : « Quand les Égyptiens veulent exprimer telle chose, ils écrivent tel signe. La raison en est la suivante » ; suit alors l’explication du choix du signe, laquelle est presque toujours de nature symbolique. Par exemple, à la notice 26, on peut lire « S’ils veulent représenter l’(idée d’)ouvrir, ils dessinent un lièvre, parce que cet animal a toujours les yeux grand ouverts. ». La corrélation entre le signe du lièvre et la racine égyptienne pour rendre l’idée d’ouvrir est parfaitement correcte. Toutefois, l’explication donnée pour le choix du signe ne repose sur aucun fondement.

Cette manière très particulière de concevoir le rôle des hiéroglyphes sera reprise et amplifiée durant la Renaissance et les Temps modernes, alimentée aussi par des préoccupations nouvelles.

Durant le Moyen Âge, le goût pour l’Égypte est en net recul. Les sources directes se tarissent. Les voyages en Égypte se font rares. À Rome, les monuments égyptiens sont détruits ou bien renversés et ensevelis. C’est le cas des obélisques. Les sources indirectes que constituent les auteurs anciens, grecs et latins, sont encore peu nombreuses et mal diffusées. Il faut attendre le travail des humanistes à partir du 15e s., bientôt soutenu par l’invention de l’imprimerie, pour voir renaître un intérêt pour l’Égypte ancienne.

Les Hieroglyphica seront redécouverts en 1419, et édités par Aldo Manuce, à Venise, en 1505. Les éditions d’Horapollon suscitèrent rapidement des illustrations. On connaît ainsi une série de gravures dues à Albrecht Dürer pour l’édition de Pirkheimer de 1512. Faute de modèles – le manuscrit d’Horapollon ne contient pas de dessin –, les graveurs de la Renaissance ont cherché leur inspiration dans le texte. Les illustrations sont donc sans aucun rapport avec l’écriture égyptienne : elles essaient de traduire en images les allégories supposées des hiéroglyphes.

ColonaLa publication des Hieroglyphica d’Horapollon donne le signal à une vague de spéculations. Comme on l’a vu, les hiéroglyphes se présentaient à la fin de l’Antiquité comme une écriture essentiellement symbolique. L’édition du texte en 1505 tombait de surcroît à point nommé car elle renforçait un courant symbolique dont le point de départ peut être recherché dans la Hypnerotomachia Poliphilii (« le combat de l’amour en songe de Poliphile ») de Colonna, rédigé en 1467 et publié à Venise en 1499. De notre point de vue, le Songe de Poliphile est intéressant pour les néo-hiéroglyphes qu’il renferme et qui donnent lieu à des interprétations symboliques. Si le texte de Poliphile connaît une réception considérable en Europe, les illustrations qui l’accompagnent auront une destinée propre, notamment les « hiéroglyphes » qui seront abondamment reproduits, interprétés et transformés.

Page du Songe de Poliphile de Colonna

ficinL’interprétation des hiéroglyphes égyptiens dans un cadre symbolique s’intégrait alors dans la vision néo-platonicienne selon laquelle le monde, dans sa totalité, était constitué de symboles qu’il importait de déchiffrer. À l’origine de ce mouvement se trouve la grande figure de Marsile Ficin (15e s.), qui s’intéressa entre autres au Corpus hermeticum.

Marsile Ficin

À la même époque, fleurissait une abondante littérature sur les emblèmes, dont on faisait volontiers remonter l’origine aux Égyptiens. L’ouvrage d’Alciat, les Emblemata (1531), qui connut une centaine de rééditions, avec des traductions dans les principales langues d’Europe, et qui servit de modèle à ce genre, en est un bel exemple.

 

ValerianoLe terme « hiéroglyphe » connut ainsi une extension considérable pour désigner tout type de représentation ayant une signification seconde, et, pour bien faire, cachée. Ainsi Piero Valeriano dans ses Hieroglyphica, ou Commentaires sur les caractères sacrés des Égyptiens et des autres nations (1556), conçoit-il l’univers entier comme une combinaison complexe d’hiéroglyphes, dont les hiéroglyphes égyptiens ne forment qu’une partie.

Les hiéroglyphes dont s’occupent ceux qui travaillent sur les emblèmes et les allégories n’ont aucun rapport par leur forme et la thématique qu’ils véhiculent avec les signes égyptiens. La couleur égyptienne et les revendications d’authenticité professées dans ce type d’ouvrage doivent donc être prises comme autant de manifestations rhétoriques destinées à garantir le sérieux des auteurs.

Comme on l’a rappelé, l’intérêt pour les hiéroglyphes fut largement alimenté par la redécouverte de monuments égyptiens prestigieux, comme les obélisques romains. Depuis la fin de l’Antiquité, nombreux étaient ceux qui s’étaient écroulés et qui gisaient, souvent brisés, recouverts de terre.

Les papes de la Renaissance virent le profit qu’il y avait à tirer de la restauration de ces témoins de l’Antiquité païenne, qu’ils intégrèrent dans un programme architectural destiné à montrer la suprématie du christianisme. Nul autre sans doute que Sixte Quint (1520-1590) ne se montra à ce point ardent, au point d’être qualifié d’obéliscomane. On lui doit la restauration de quatre obélisques, auxquels il imposa le baptême chrétien : il s’agit des obélisques du Vatican, de Sainte-Marie-Majeure, de la Piazza del Popolo, et de Saint-Jean-du-Latran.


 

 

 Obelisque Piazza del Popolo (c)Neithsabes  Lobélisque du LatrandeplacementobelisqueLatran

À gauche : Obélisque de la Piazza del Popolo © Neithsabes - au centre : Obélisque de Saint-Jean-de-Latran © Magnus Manske - à droite : Déplacement de l'obélisque de Latran

Parmi les documents qui firent forte impression sur les humanistes de la Renaissance figure encore la Mensa isiaca (ou Tabula Bembina), qui comprenait notamment de nombreux hiéroglyphes décoratifs. Elle fut ainsi largement exploitée dans les essais de déchiffrement ; de leur côté, les milieux alchimiques et occultistes n’hésitèrent pas à se l’approprier.

Si le Songe de Poliphile pouvait passer pour confus et hermétique, que dire alors de la Monas Hieroglyphica de John Dee (1527-1608), qui, selon Frances Yates, fut sans doute l’ouvrage le plus obscur jamais écrit par un Anglais ?  Pour ce savant, les hiéroglyphes égyptiens ne pouvaient être compris qu’en leur appliquant les principes numérologiques et les règles de permutation développés dans la cabbale hébraïque. Les spéculations de Dee sur les combinaisons de signes variés représentant des éléments chimiques prirent la forme de dessins symboliques qu’il appelle des hiéroglyphes.

Les hiéroglyphes égyptiens furent encore scrutés par ceux qui cherchaient à retrouver la langue adamique. En 1580, paraissait à titre posthume un traité Hieroglyphica, un de plus, dû à Johannes Goropius Becanus (1519-1572). Ce médecin anversois, qui avait travaillé, entre autres choses, à la Bible polyglotte, était arrivé à la conclusion que l’anversois était la langue du paradis. Les hiéroglyphes, dont on ne pouvait contester la très haute antiquité, avaient donc servi à transcrire l’ancêtre de l’anversois, qu’il appelle le cimbrique (par référence à l’ancienne peuplade des Cimbres) !

KircherSphinxMystagogaPour qui s’occupe des hiéroglyphes au 17e s., la figure d’Athanase Kircher (1602-1680) occupe une place centrale. Ce père jésuite, né à Fulda, mène l’essentiel de sa carrière à Rome au service des papes. Ces nombreux centres d’intérêt le poussent aussi vers des domaines aux limites de la science rationnelle comme la kabbale et l’occultisme. Comme d’autres intellectuels de son temps, il se passionne pour la recherche de la langue adamique. Véritable polyglotte, il se tourne vers les hiéroglyphes. Dans ces premiers travaux, Kircher se penche sur les relations entre le copte et l’égyptien ancien. Il formule l’hypothèse, d’ailleurs exacte, que le copte est le dernier avatar de la langue des Pharaons.

Kircher fut littéralement fasciné par les obélisques, que les papes ramenaient alors à la lumière. Poussant jusqu’à ses limites le mode d’explication symbolique, Kircher élabora un système d’interprétation dans lequel chaque hiéroglyphe était investi d’un poids symbolique considérable.

Dans l’Oedipus Aegyptiacus, sa pièce maîtresse, Kircher fait le point sur l’écriture égyptienne, rassemblant des courants divers comme le néo-platonisme, l’hermétisme et l’occultisme qu’il applique à toutes les disciplines scientifiques de son temps. Il y exploite les textes qu’il trouve sur les obélisques romains, mais aussi la Mensa Isiaca. L’œuvre – considérable – d’Athanase Kircher constitue un aboutissement dans la voie du symbolisme hiéroglyphique au-delà duquel il sera difficile d’aller. Très confiant dans sa méthode, Kircher alla jusqu’à composer lui-même des hiéroglyphes, comme le montre la dédicace figurant dans l’Oedipus. Comme on le voit, il s’agit d’hiéroglyphes qui pourraient cette fois passer pour des signes égyptiens, et non plus des symboles tirés du répertoire romain comme dans le Songe de Poliphile.

Mensa Isiaca

Mensa Isiaca

Si le père Kircher se croyait autorisé à pousser aussi loin dans la voie de l’interprétation symbolique, c’est qu’il se sentait soutenu par un puissant courant de pensée qui s’appuyait sur quatre piliers fondamentaux, largement partagés au 17e s. Tout d’abord, dans les milieux théologiques et philosophiques, on croyait alors à ce qu’on appelait la Prisca theologia, c’est-à-dire qu’on pensait que la vérité de l’Évangile avait été dispersée et révélée par bribes à travers les nations avant la prédication du Christ. Ensuite, le goût pour les emblèmes et les blasons fournissait des modèles de communication immédiate par voie de symboles. Ceci rejoignait un jugement assez répandu sur la qualité des écritures, à savoir que l’écriture alphabétique, parce que condamnée à reproduire des sons et soumis à la linéarité, était inférieure à une écriture qui pouvait directement, de manière synthétique, saisir dans toute sa puissance (dynamis/energeia) une idée et la communiquer de manière vraie. Dans cette perspective, l’écriture hiéroglyphique, avec ou en concurrence avec l’écriture chinoise, allait prendre place dans le débat sur la possibilité d’arriver à une écriture universelle qui agita fortement le 18e s. et le début du 19e s.

Très tôt, des voix s’élèvent pour émettre des doutes, puis pour contester la validité des thèses kirchériennes, parfois même devenues un objet de risée.

warburthonParmi tous ceux qui s’occupèrent de près ou de loin d’égyptologie au 18e s., quelques noms émergent. Le premier est celui de William Warburt(h)on (1698-1779), évêque de Gloucester, qui s’intéressait à la naissance, à la progression et à la diffusion des écritures. Son ouvrage majeur, The Divine Legation of Moses (1737), fut en partie traduit en français (1744) par Léonard de Malpeines sous le titre Essai sur les Hieroglyphes des Égyptiens. Warburton se livre essentiellement à une discussion des auteurs classiques (notamment Porphyre et Clément d’Alexandrie), et soumet ses devanciers, notamment le P. Kircher, à une critique serrée. Comme il l’exprime de manière féroce :

Aussi est-il plaisant de le (sc. Kircher) voir, avec les ouvrages des derniers grecs platoniciens, & les livres forgés d’Hermès, qui contiennent une philosophie qui n’est point Égyptienne, travailler dans le cours d’une demi-douzaine d’in-folio à expliquer, & à éclaircir des monumens qui ne sont point philosophiques. Nous le laisserons donc courir après l’ombre d’un songe, dans tous les espaces imaginaires du Platonisme Pythagorique, & nous reprendrons la suite de notre discours.

Barthelemy apud de CaylusLes idées de Warburton auront un large écho durant le18e s., par exemple chez J.J. Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues (1760). Son œuvre trouve aussi un prolongement dans les travaux de l’abbé Barthélemy (1716-1795). Ce dernier soupçonne que les hiéroglyphes ont pu subir dans le temps une évolution, et recevoir de nouvelles valeurs, par exemple alphabétiques (à comprendre phonétiques), sans pour autant avoir eu à changer de forme. On doit aussi le créditer de l’intuition féconde que les noms entourés d’un cartouche représentent des noms royaux. Un de ses grands mérites fut aussi d’avoir clairement affirmé que les écritures égyptiennes ne véhiculaient pas des idées, abstraites ou symboliques, mais une langue.

Les érudits du 18e s. se sont beaucoup occupés de la possibilité d’arriver à une écriture universelle qui aurait été compréhensible par tous, parce que totalement dissociée d’un rapport à la langue. Dans ce dossier complexe auquel prirent part notamment Wilkins, avec la pasigraphie, et Leibnitz, dans la recherche d’une écriture formelle, les écritures mexicaine (à comprendre maya), mais surtout chinoise et égyptienne jouèrent tour à tour un rôle de premier plan parce qu’on y voyait des modèles dont on pouvait s’inspirer. La compréhension des hiéroglyphes fut un temps étroitement liée au système de l’écriture chinoise, qu’on voyait comme un prolongement de l’écriture égyptienne, une hypothèse qui fut un moment considérée par Champollion lui-même.

Un dernier nom qui mérite d’être cité ici est celui de Joseph de Guignes (1721-1800), le dernier peut-être à avoir véritablement essayé d’établir une filiation entre les hiéroglyphes égyptiens et les caractères chinois dans un Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie Égyptienne, publié en 1759. Ce texte fait preuve d’une grande naïveté, comme le montre ce passage où de Guignes raconte comment se produisit le déclic, en quelque sorte de sa découverte (p. 36-37 du Mémoire) :

(…) après la lecture du Mémoire de M. l’Abbé Barthélemy sur les lettres Phéniciennes, je me proposai de travailler sur la mnière dont les lettres Alphabétiques avoient pu être formées. J’avois devant moi les Lettres Phéniciennes dont il venoit de nous donner un Alphabet exact. Pour me délasser je m’activai de jetter les yeux sur un Dictionnaire Chinois, qui contient la forme des caractères antiques : je fus frappé tout-à-coup d’appercevoir une figure qui ressembloit à une Lettre Phénicienne ; je m’attachai uniquement à ce rapport, je le suivis, & je fus étonné de la foule de preuves qui se présentèrent à moi. Telle est l’origine de ce Mémoire (…)


En dépit de ses spéculations hasardeuses sur les rapports entre l’Égypte et la Chine, de Guignes peut être crédité de quelques remarquables intuitions et déductions. Par exemple, il reconnut que l’écriture hiéroglyphique pouvait se mettre en colonnes ou en lignes, que le sens de la lecture pouvait varier, et, plus intéressant, que les signes devaient parfois s’interpréter comme faisant partie d’un groupe complexe plutôt que de manière isolée.

DePauwDans la seconde moitié du siècle, un savant hollandais vivant à la cour de Prusse, Cornelius de Pauw (1739-1799), écrivit en 1774 un volumineux ouvrage, dans lequel il montrait que les ressemblances imaginées entre Chinois et Égyptiens étaient on ne plus éloignées du sens commun et étaient dénuées de toute vraisemblance (Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois). Il passe systématiquement en revue tous les points de comparaison supposés entre la Chine et l’Égypte pour en montrer l’absence de tout fondement. À propos de de Guignes, il soutient qu’il n’a jamais eu connaissance des caractères alphabétiques des Égyptiens, concluant avec esprit :

Il n’y a pas plus de réalité en cela que dans le Voyage des Chinois qu’il faisait aller en Amérique par la route du Kamtschatka, comme Bergerac alloit à la Lune par la route de Québec.

Il n’est jusqu’à Voltaire, pourtant sinophile, qui ne se soit moqué des rapprochements hâtifs et hasardeux de de Guignes dans un ouvrage écrit en 1767, sur la fin de sa vie (Défense de mon oncle). D’une manière générale, Voltaire n’était aucunement attiré par l’Égypte. C’est ainsi qu’il proclame :

Quand on m’a voulu faire admirer les restes de ce fameux labirinthe, de ces palais, de ces temples dont on parle avec tant d’emphase, j’ai levé les épaules de pitié ; je n’ai vu que des piliers sans proportions qui soutenaient de grandes pierres plates ; nul goût d’architecture, nulle beauté ; du vaste, il est vrai, mais du grossier. et j’ai remarqué (je l’ai dit ailleurs) que les Égyptiens n’ont jamais rien eu de beau que de la main des Grecs. Alexandrie seule bâtie par les Grecs a fait la gloire véritable de l’Égypte.

Les progrès décisifs dans le déchiffrement des hiéroglyphes vinrent de la découverte d’un texte bilingue, ou plus correctement trilingue. Durant l’expédition de Bonaparte en Égypte (1798-1801), le 15 juillet 1799, à la faveur de travaux de terrassement, le lieutenant du génie Pierre-François Bouchard découvrit dans les fortifications du fort Julien, dans la ville de Rosette, la partie basse d’une stèle en grano-diorite datant du règne de Ptolémée V (204-181). Cette stèle contenait un décret daté de -196 organisant le culte du roi et comportant en retour des mesures fiscales en faveur des temples égyptiens. Le décret a été conservé en trois versions : hiéroglyphique, démotique et grecque.

Les étapes qui menèrent au déchiffrement furent, somme toute, alors assez rapides. En 1822, Jean-François Champollion rédigeait sa très célèbre Lettre à M. Dacier, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, où il exposait les principes généraux de l’écriture égyptienne. Cette date marque la fondation de l’égyptologie scientifique.

Champollion notebook
Carnet de Champollion © World Imaging

Pour terminer, je voudrais citer un curieux ouvrage dû à un certain Camille Duteil (1808-1861), dont le premier tome fut publié à Bordeaux en 1839, soit près de vingt ans après la découverte de Champollion. Dans cet extraordinaire morceau, intitulé Dictionnaire des hiéroglyphes, Duteil rejette avec fracas les thèses de Champollion, revendiquant la méthode du P. Kircher comme la seule féconde à développer. À propos de Champollion, il déclare (p. vj) :

Un auteur que j’ai accusé déjà de n’avoir rien compris aux hiéroglyphes et de ne pas même avoir eu la connaissance exacte et complète d’un symbole, M. Champollion le jeune, passe généralement dans l’esprit des érudits pour avoir trouvé la clef du trésor hiéroglyphique. Si l’on doit juger de l’homme par ses écrits, personne plus que M. Champollion n’a eu foi dans son système ; pour moi qui ai médité cet auteur, j’ai acquis la triste conviction que non-seulement il n’entendait rien aux hiéroglyphes, mais encore que cet archéologue dogmatique savait fort bien qu’il ne les comprenait pas, et que par conséquent son dernier ouvrage, sa Grammaire égyptienne, sa Carte à la postérité, n’est qu’une mystification jetée au monde savant.


Un peu plus loin, il ajoute (p. xxxix) :

J’ai dit et je crois avoir prouvé que M. Champollion n’entendait rien aux hiéroglyphes. Je prouverai aussi jusqu’à l’évidence, dans le corps de cet ouvrage, que l’auteur de la Grammaire égyptienne ne se faisait point scrupule d’altérer les formes de certains caractères sacrés pour donner une apparence de vérité à ses traductions prétendues : et d’ailleurs ces mêmes traductions ne démontrent-elles pas que leur créateur laissait vagabonder son imagination pour trouver des phrases originales qui, la plupart, n’ont pas le sens commun ?

 duteil
Page de Duteil, Dictionnaire des hiéroglyphes où l'auteur établit  une équivalence entre le signe égyptien du phallus
et notre lettre B via la minuscule bêta grecque.

Seul le premier volume vit le jour (on comprend pourquoi). Duteil se dira amer de l’accueil peu favorable fait à ses idées. En dehors de l’égyptologie, Duteil connut une vie agitée. Né en Gironde en 1808, il reçut une formation d’ingénieur. Aujourd’hui, on dirait qu’il était plutôt de gauche ; ses sympathies politiques lui valurent d’être un éphémère conservateur du musée égyptologique du Louvre en 1848 sous la IIe République. Quand a lieu le coup d’État du 2 décembre 1851, il se trouve à Marseille où il anime un journal d’opinion. Il est placé pour des raisons peu claires à la tête d’une troupe de 50.000 hommes avec le titre de général ayant pour mission de mâter les séditieux de Paris. L’affaire tourne court, et il se retrouve avec quelques détachements isolés dans le Piémont, d’où il s’exilera en Argentine. Il retournera alors à son métier d’ingénieur et décède à Buenos Aires en 1860.

 

Jean Winand
Mai 2014

 

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Jean Winand enseigne l'égyptologie à l'Université de Liège et à l'Université libre de Bruxelles. Ses domaines de recherche sont principalement la langue et la philologie de l'Égypte ancienne, mais aussi la littérature et l'histoire des idées.

 

Jean Winand a publié récemment  

Jean Winand, Décoder les hiéroglyphes. De l'Antiquité tardive à l'expédition d'Égypte.  Académie royale de Belgique, coll. «L'Académie en poche», 2014.

Jean Winand, Les hiéroglyphes égyptiens, Presses Universitaires de France, Coll. «Que sais-je ?», septembre 2013

Jean Winand, Aux origines de l'écriture. Les hiéroglyphes égyptiens, Académie royale de Belgique, coll.«L'Académie en poche», octobre 2013.

Voir l'article : L’écriture hiéroglyphique 

Voir son Parcours chercheur sur Reflexions

 


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