La réception de l'écriture hiéroglyphique à la Renaissance et aux Temps modernes

En dépit de ses spéculations hasardeuses sur les rapports entre l’Égypte et la Chine, de Guignes peut être crédité de quelques remarquables intuitions et déductions. Par exemple, il reconnut que l’écriture hiéroglyphique pouvait se mettre en colonnes ou en lignes, que le sens de la lecture pouvait varier, et, plus intéressant, que les signes devaient parfois s’interpréter comme faisant partie d’un groupe complexe plutôt que de manière isolée.

DePauwDans la seconde moitié du siècle, un savant hollandais vivant à la cour de Prusse, Cornelius de Pauw (1739-1799), écrivit en 1774 un volumineux ouvrage, dans lequel il montrait que les ressemblances imaginées entre Chinois et Égyptiens étaient on ne plus éloignées du sens commun et étaient dénuées de toute vraisemblance (Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois). Il passe systématiquement en revue tous les points de comparaison supposés entre la Chine et l’Égypte pour en montrer l’absence de tout fondement. À propos de de Guignes, il soutient qu’il n’a jamais eu connaissance des caractères alphabétiques des Égyptiens, concluant avec esprit :

Il n’y a pas plus de réalité en cela que dans le Voyage des Chinois qu’il faisait aller en Amérique par la route du Kamtschatka, comme Bergerac alloit à la Lune par la route de Québec.

Il n’est jusqu’à Voltaire, pourtant sinophile, qui ne se soit moqué des rapprochements hâtifs et hasardeux de de Guignes dans un ouvrage écrit en 1767, sur la fin de sa vie (Défense de mon oncle). D’une manière générale, Voltaire n’était aucunement attiré par l’Égypte. C’est ainsi qu’il proclame :

Quand on m’a voulu faire admirer les restes de ce fameux labirinthe, de ces palais, de ces temples dont on parle avec tant d’emphase, j’ai levé les épaules de pitié ; je n’ai vu que des piliers sans proportions qui soutenaient de grandes pierres plates ; nul goût d’architecture, nulle beauté ; du vaste, il est vrai, mais du grossier. et j’ai remarqué (je l’ai dit ailleurs) que les Égyptiens n’ont jamais rien eu de beau que de la main des Grecs. Alexandrie seule bâtie par les Grecs a fait la gloire véritable de l’Égypte.

Les progrès décisifs dans le déchiffrement des hiéroglyphes vinrent de la découverte d’un texte bilingue, ou plus correctement trilingue. Durant l’expédition de Bonaparte en Égypte (1798-1801), le 15 juillet 1799, à la faveur de travaux de terrassement, le lieutenant du génie Pierre-François Bouchard découvrit dans les fortifications du fort Julien, dans la ville de Rosette, la partie basse d’une stèle en grano-diorite datant du règne de Ptolémée V (204-181). Cette stèle contenait un décret daté de -196 organisant le culte du roi et comportant en retour des mesures fiscales en faveur des temples égyptiens. Le décret a été conservé en trois versions : hiéroglyphique, démotique et grecque.

Les étapes qui menèrent au déchiffrement furent, somme toute, alors assez rapides. En 1822, Jean-François Champollion rédigeait sa très célèbre Lettre à M. Dacier, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, où il exposait les principes généraux de l’écriture égyptienne. Cette date marque la fondation de l’égyptologie scientifique.

Champollion notebook
Carnet de Champollion © World Imaging

Pour terminer, je voudrais citer un curieux ouvrage dû à un certain Camille Duteil (1808-1861), dont le premier tome fut publié à Bordeaux en 1839, soit près de vingt ans après la découverte de Champollion. Dans cet extraordinaire morceau, intitulé Dictionnaire des hiéroglyphes, Duteil rejette avec fracas les thèses de Champollion, revendiquant la méthode du P. Kircher comme la seule féconde à développer. À propos de Champollion, il déclare (p. vj) :

Un auteur que j’ai accusé déjà de n’avoir rien compris aux hiéroglyphes et de ne pas même avoir eu la connaissance exacte et complète d’un symbole, M. Champollion le jeune, passe généralement dans l’esprit des érudits pour avoir trouvé la clef du trésor hiéroglyphique. Si l’on doit juger de l’homme par ses écrits, personne plus que M. Champollion n’a eu foi dans son système ; pour moi qui ai médité cet auteur, j’ai acquis la triste conviction que non-seulement il n’entendait rien aux hiéroglyphes, mais encore que cet archéologue dogmatique savait fort bien qu’il ne les comprenait pas, et que par conséquent son dernier ouvrage, sa Grammaire égyptienne, sa Carte à la postérité, n’est qu’une mystification jetée au monde savant.


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