La réception de l'écriture hiéroglyphique à la Renaissance et aux Temps modernes

Si le père Kircher se croyait autorisé à pousser aussi loin dans la voie de l’interprétation symbolique, c’est qu’il se sentait soutenu par un puissant courant de pensée qui s’appuyait sur quatre piliers fondamentaux, largement partagés au 17e s. Tout d’abord, dans les milieux théologiques et philosophiques, on croyait alors à ce qu’on appelait la Prisca theologia, c’est-à-dire qu’on pensait que la vérité de l’Évangile avait été dispersée et révélée par bribes à travers les nations avant la prédication du Christ. Ensuite, le goût pour les emblèmes et les blasons fournissait des modèles de communication immédiate par voie de symboles. Ceci rejoignait un jugement assez répandu sur la qualité des écritures, à savoir que l’écriture alphabétique, parce que condamnée à reproduire des sons et soumis à la linéarité, était inférieure à une écriture qui pouvait directement, de manière synthétique, saisir dans toute sa puissance (dynamis/energeia) une idée et la communiquer de manière vraie. Dans cette perspective, l’écriture hiéroglyphique, avec ou en concurrence avec l’écriture chinoise, allait prendre place dans le débat sur la possibilité d’arriver à une écriture universelle qui agita fortement le 18e s. et le début du 19e s.

Très tôt, des voix s’élèvent pour émettre des doutes, puis pour contester la validité des thèses kirchériennes, parfois même devenues un objet de risée.

warburthonParmi tous ceux qui s’occupèrent de près ou de loin d’égyptologie au 18e s., quelques noms émergent. Le premier est celui de William Warburt(h)on (1698-1779), évêque de Gloucester, qui s’intéressait à la naissance, à la progression et à la diffusion des écritures. Son ouvrage majeur, The Divine Legation of Moses (1737), fut en partie traduit en français (1744) par Léonard de Malpeines sous le titre Essai sur les Hieroglyphes des Égyptiens. Warburton se livre essentiellement à une discussion des auteurs classiques (notamment Porphyre et Clément d’Alexandrie), et soumet ses devanciers, notamment le P. Kircher, à une critique serrée. Comme il l’exprime de manière féroce :

Aussi est-il plaisant de le (sc. Kircher) voir, avec les ouvrages des derniers grecs platoniciens, & les livres forgés d’Hermès, qui contiennent une philosophie qui n’est point Égyptienne, travailler dans le cours d’une demi-douzaine d’in-folio à expliquer, & à éclaircir des monumens qui ne sont point philosophiques. Nous le laisserons donc courir après l’ombre d’un songe, dans tous les espaces imaginaires du Platonisme Pythagorique, & nous reprendrons la suite de notre discours.

Barthelemy apud de CaylusLes idées de Warburton auront un large écho durant le18e s., par exemple chez J.J. Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues (1760). Son œuvre trouve aussi un prolongement dans les travaux de l’abbé Barthélemy (1716-1795). Ce dernier soupçonne que les hiéroglyphes ont pu subir dans le temps une évolution, et recevoir de nouvelles valeurs, par exemple alphabétiques (à comprendre phonétiques), sans pour autant avoir eu à changer de forme. On doit aussi le créditer de l’intuition féconde que les noms entourés d’un cartouche représentent des noms royaux. Un de ses grands mérites fut aussi d’avoir clairement affirmé que les écritures égyptiennes ne véhiculaient pas des idées, abstraites ou symboliques, mais une langue.

Les érudits du 18e s. se sont beaucoup occupés de la possibilité d’arriver à une écriture universelle qui aurait été compréhensible par tous, parce que totalement dissociée d’un rapport à la langue. Dans ce dossier complexe auquel prirent part notamment Wilkins, avec la pasigraphie, et Leibnitz, dans la recherche d’une écriture formelle, les écritures mexicaine (à comprendre maya), mais surtout chinoise et égyptienne jouèrent tour à tour un rôle de premier plan parce qu’on y voyait des modèles dont on pouvait s’inspirer. La compréhension des hiéroglyphes fut un temps étroitement liée au système de l’écriture chinoise, qu’on voyait comme un prolongement de l’écriture égyptienne, une hypothèse qui fut un moment considérée par Champollion lui-même.

Un dernier nom qui mérite d’être cité ici est celui de Joseph de Guignes (1721-1800), le dernier peut-être à avoir véritablement essayé d’établir une filiation entre les hiéroglyphes égyptiens et les caractères chinois dans un Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie Égyptienne, publié en 1759. Ce texte fait preuve d’une grande naïveté, comme le montre ce passage où de Guignes raconte comment se produisit le déclic, en quelque sorte de sa découverte (p. 36-37 du Mémoire) :

(…) après la lecture du Mémoire de M. l’Abbé Barthélemy sur les lettres Phéniciennes, je me proposai de travailler sur la mnière dont les lettres Alphabétiques avoient pu être formées. J’avois devant moi les Lettres Phéniciennes dont il venoit de nous donner un Alphabet exact. Pour me délasser je m’activai de jetter les yeux sur un Dictionnaire Chinois, qui contient la forme des caractères antiques : je fus frappé tout-à-coup d’appercevoir une figure qui ressembloit à une Lettre Phénicienne ; je m’attachai uniquement à ce rapport, je le suivis, & je fus étonné de la foule de preuves qui se présentèrent à moi. Telle est l’origine de ce Mémoire (…)


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