La réception de l'écriture hiéroglyphique à la Renaissance et aux Temps modernes

La fascination exercée sur l’Occident par la Vallée du Nil remonte à l’Antiquité classique. Présente très tôt dans l’imaginaire des Grecs – Homère célébrait déjà Thèbes aux cent portes –, l’Égypte est progressivement révélée par des voyageurs. Le plus célèbre d’entre eux est à juste titre Hérodote, qui consacra son livre II à l’Égypte. La réception de l’Égypte dans le monde romain apparaît sous un jour très différent. On peut distinguer un double courant : d’une part, un mouvement religieux qui importe en Occident le culte d’Isis et des divinités qui gravitent dans son orbite, d’autre part, un courant égyptomane ou égyptophile, qui adopte, dans l’architecture et la décoration, des traits à l’Égypte ancienne sans pour autant prendre en compte la signification originelle de ces emprunts. Les monuments les plus célèbres sont, à juste titre d’ailleurs, les obélisques aménés d’Égypte au prix d’efforts proprement pharaoniques. On verra plus tard le rôle joué par les obélisques dans les recherches des humanistes sur l’écriture égyptienne.

Aussi curieux que cela puisse paraître, les nombreux voyageurs grecs, puis romains qui parcoururent le sol de l’Égypte pendant près d’un millénaire ne se sont intéressés que de manière très superficielle à la langue et aux écritures égyptiennes.

C’est aux auteurs classiques que l’on doit cependant les termes dont nous nous servons encore aujourd’hui pour désigner les différents types d’écritures égyptiennes (hiéroglyphique, hiératique, démotique). Quelques-uns ont également émis des considérations sur la nature de l’écriture hiéroglyphique et sur son fonctionnement. Malheureusement, à l’époque ptolémaïque, puis romaine, l’écriture monumentale égyptienne, la seule à laquelle les visiteurs étrangers pouvaient être directement sensibles, avait pris, dans certaines de ses manifestations, une forme particulièrement concise qui en accentuait le côté symbolique.

Hieroglyphica Horapollinis 1595Ce type de spéculation sera systématisé chez Horapollon, auteur d’un traité intitulé tout simplement Hieroglyphica. La plupart des notices sont construites sur un canevas qu’on peut résumer ainsi : « Quand les Égyptiens veulent exprimer telle chose, ils écrivent tel signe. La raison en est la suivante » ; suit alors l’explication du choix du signe, laquelle est presque toujours de nature symbolique. Par exemple, à la notice 26, on peut lire « S’ils veulent représenter l’(idée d’)ouvrir, ils dessinent un lièvre, parce que cet animal a toujours les yeux grand ouverts. ». La corrélation entre le signe du lièvre et la racine égyptienne pour rendre l’idée d’ouvrir est parfaitement correcte. Toutefois, l’explication donnée pour le choix du signe ne repose sur aucun fondement.

Cette manière très particulière de concevoir le rôle des hiéroglyphes sera reprise et amplifiée durant la Renaissance et les Temps modernes, alimentée aussi par des préoccupations nouvelles.

Durant le Moyen Âge, le goût pour l’Égypte est en net recul. Les sources directes se tarissent. Les voyages en Égypte se font rares. À Rome, les monuments égyptiens sont détruits ou bien renversés et ensevelis. C’est le cas des obélisques. Les sources indirectes que constituent les auteurs anciens, grecs et latins, sont encore peu nombreuses et mal diffusées. Il faut attendre le travail des humanistes à partir du 15e s., bientôt soutenu par l’invention de l’imprimerie, pour voir renaître un intérêt pour l’Égypte ancienne.

Les Hieroglyphica seront redécouverts en 1419, et édités par Aldo Manuce, à Venise, en 1505. Les éditions d’Horapollon suscitèrent rapidement des illustrations. On connaît ainsi une série de gravures dues à Albrecht Dürer pour l’édition de Pirkheimer de 1512. Faute de modèles – le manuscrit d’Horapollon ne contient pas de dessin –, les graveurs de la Renaissance ont cherché leur inspiration dans le texte. Les illustrations sont donc sans aucun rapport avec l’écriture égyptienne : elles essaient de traduire en images les allégories supposées des hiéroglyphes.

ColonaLa publication des Hieroglyphica d’Horapollon donne le signal à une vague de spéculations. Comme on l’a vu, les hiéroglyphes se présentaient à la fin de l’Antiquité comme une écriture essentiellement symbolique. L’édition du texte en 1505 tombait de surcroît à point nommé car elle renforçait un courant symbolique dont le point de départ peut être recherché dans la Hypnerotomachia Poliphilii (« le combat de l’amour en songe de Poliphile ») de Colonna, rédigé en 1467 et publié à Venise en 1499. De notre point de vue, le Songe de Poliphile est intéressant pour les néo-hiéroglyphes qu’il renferme et qui donnent lieu à des interprétations symboliques. Si le texte de Poliphile connaît une réception considérable en Europe, les illustrations qui l’accompagnent auront une destinée propre, notamment les « hiéroglyphes » qui seront abondamment reproduits, interprétés et transformés.

Page du Songe de Poliphile de Colonna

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