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L'art dégénéré : 12 ans de recherche universitaire et une exposition

05 mai 2014
L'art dégénéré : 12 ans de recherche universitaire et une exposition

En octobre prochain, Liège vibrera au rythme des années 1930, en accueillant la très attendue exposition « L’art dégénéré selon Hitler », événement d’envergure retraçant la liquidation, par les Nazis, du patrimoine muséal allemand lors de la célèbre vente dite « de Lucerne » en juin 1939.  Cette exposition se prépare depuis une douzaine d'années par Jean-Patrick Duchesne, professeur d'histoire de l'art de l'époque contemporaine, et ses étudiants.


 

entarteteKunst30 juin 1939, 14h15, à Lucerne : Heure H

La vente de Lucerne, c’est avant tout l’histoire d’un double coup de poker : allemand d’un côté, liégeois de l’autre.

En effet, le parti national-socialiste entend concilier, à cette occasion, propagande totalitaire et opération financière lucrative. S'il taxe arbitrairement certains artistes de « dégénérés », il n’en demeure pas moins très conscient de la valeur sentimentale, et surtout pécuniaire, que leurs œuvres peuvent revêtir sur le marché de l’art. Dès lors, décision est prise d’organiser en hâte, en vue de récolter des fonds destinés à l’armement, une grande vente aux enchères à la galerie Fischer à Lucerne (Suisse) à laquelle seraient conviées les différentes autorités européennes. Au catalogue de cette vente exceptionnelle, 125 œuvres exécutées par 39 artistes, parmi lesquels des « illustres inconnus » comme Chagall, Van Gogh et un certain Picasso…

Pari gagné pour les autorités allemandes? Pas tout à fait. Bien que quelques centaines d’amateurs (surtout américains, belges, et suisses), se pressent, dans une ambiance très tendue, en ce 30 juin 1939, seules 85 œuvres sont adjugées (et à des prix largement en-dessous des espérances germaniques !).

BuisseretConséquence indirecte : cette vente, prévue pour être la première d’une longue série, restera l’unique événement de cette ampleur durant le IIIe Reich.

Pour Liège, au contraire, il s’agit d’un franc succès. Ayant compris que l’occasion était trop belle pour la manquer, les autorités liégeoises, par l’entremise du Gouvernement belge, du ministre Duesberg, du parti libéral, du critique d’art Jules Bosmant, et de quelques mécènes, avaient mis sur pied un comité, chargé de se rendre à Lucerne et d’y acquérir quelques-uns des chefs-d’œuvre mis en vente.  C’est dotée d’un trousseau de 5 millions de francs et composée de Jacques Ochs, directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Liège, et des sénateurs Auguste Buisseret et Olympe Gilbart, que la délégation se présente en Suisse. Au terme des adjudications, la Ville de Liège est l’heureuse nouvelle propriétaire de neuf tableaux prestigieux qui « étaient universellement apprécié[e]s et, disons-le, jalousé[e]s par les musées et les collectionneurs1 »…

Auguste Buisseret, Olympe Gilbart et Jacques Ochs
devant La famille Soler en 1939.

De l’art dégénéré ? Pas si simple…

La vente Fischer à Lucerne, étape d’un long processus entamé depuis 1933 par les Allemands, révèle à elle seule toute l’ambivalence qui a pu exister aux premières heures du régime nazi en matière d’art. La notion d’art dégénéré (entartete Kunst), critère discriminant lors des confiscations, reste floue durant longtemps et les Nazis, eux-mêmes, manquent de cohérence dans leurs accusations.

Les grandes expositions nationales, destinées à mettre en exergue les liens entre certains artistes modernes et des patients atteints de folie ou de maladies mentales, contrastent avec la vente Fischer de 1939, lors de laquelle les artistes censurés sont présentés comme les « Maîtres de la modernité dans les musées allemands » pour des raisons promotionnelles évidentes !

 

 


 

1 La Meuse, 12-13 août 1939, Liège, p. 5.

 


HitlerLa mention « dans les musées allemands », en plus de l’appui bienveillant qu’elle semble ajouter, par un clin d’œil un peu amer de la part des Nazis, témoigne d’un autre paradoxe hitlérien. En effet, ordre avait été donné,  de ne « purger » les œuvres dégénérées que dans les musées publics allemands (l’Autriche était clairement exemptée). Contrairement au cas de « L’affaire Gurlitt », qui défraie actuellement la chronique, aucune œuvre présentée à Lucerne n’était ainsi le fruit d’une saisie chez des particuliers ou des ateliers juifs.

Hitler visitant l’exposition « Entartete Kunst » (Art dégénéré)
en juillet 1937, à Munich.

Par ailleurs, un artiste était taxé de « malade » ou de « dégénéré » tantôt sur la valeur esthétique de ses œuvres, tantôt sur ses origines juives ou son appartenance bolchevique. Certains créateurs voyaient aussi certaines de leurs œuvres évincées des cimaises quand leurs autres réalisations, plus tardives ou plus récentes, enchantaient la critique ! 

Enfin, certains peintres, tels que Franz Marc, August Macke, Emil Nolde ou Ernst Barlach, pourtant vétérans de l’armée allemande ou adeptes des premières heures du parti nazi, étaient, d’une main,  écartés des institutions par l’autorité hitlérienne et, de l’autre, lavés de tout soupçon.

À noter enfin que Goebbels, ministre de la Propagande ayant orchestré pas moins de 16 000 confiscations dans les musées publics en Allemagne, était un fervent admirateur de Van Gogh et d’Emil Nolde, tous deux représentés à la vente de Lucerne.

Cette histoire, mises à part toutes les conséquences tragiques qu’elle a pu entraîner, comporte réellement quelque chose de fascinant par ses absurdes paradoxes et ses décisions extrêmes.  

 

Le Sorcier dHiva-Paul GauguinLa « liste de Lucerne » s’invite dans la Cité ardente

Liège, en tant qu’acteur déterminant de cette vente unique, était toute désignée pour accueillir une telle exposition. Grâce à un élan fédérateur et un budget colossal sans précédent, mis sur pied en juin 1939, elle conserve, au musée des Beaux-Arts, un peu plus d’un dixième des lots vendus en Suisse, soit neuf toiles « vraiment sensationnelles2 » : Le sorcier d’Hiva-Oa (1902) de Paul Gauguin; La Famille Soler (1903), de Pablo Picasso ; La Maison bleue (1920) de Marc Chagall ; Les masques et la Mort (1897), de James Ensor ; Monte-Carlo (1925), d’Oskar Kokoschka ; Portrait de jeune Fille (1924), de Marie Laurencin ;  Le Cavalier sur la Plage (1904), de Max Liebermann ; Chevaux au pâturage (1910), de Franz Marc ; Déjeuner, (1923) de Jules Pascin.

 

Paul Gauguin, Le sorcier d'Hiva Oa ou Le Marquisien à la cape rouge, 1902 (Paris, 1848 – Iles Marquises, 1903) © Musée des Beaux-Arts de Liège (Bal) © Ville de Liège

Ces précieux « trésors » trouveront, dès octobre 2014, leur place dans l’exposition consacrée à l’art dégénéré sous le régime hitlérien qui se tiendra à la Cité Miroir. Ils y seront rehaussés de divers documents et archives inédits, retraçant le processus de confiscation allemand ainsi que le rôle des différents intervenants liégeois lors des achats bataves. Il s’agit d’une réelle opportunité pour le visiteur de découvrir enfin réunies à Liège, ces œuvres, jadis répudiées par les Allemands et aujourd’hui définies comme des productions de renommée mondiale. Il s’agit en outre, d’une compilation rare des différents mouvements d’avant-garde du début du 20e siècle, tels que le post-impressionnisme et l’expressionnisme (groupes Die Brücke et Der blaue Reiter), illustrés par des artistes comme  Gauguin, Picasso, Kokoschka, Chagall, Corinth, Heckel… En outre, grâce à diverses collaborations avec des artistes internationaux, les œuvres disparues ou devenues trop fragiles pour être déplacées seront évoquées dans l’exposition par des  interventions artistiques et scénographiques.

 

 


Max Liebermann, cavalier sur la plage, 1904 Lovis Corinth, Portrait de Georg Brandes, 1925
Max Liebermann, Cavalier sur la plage, 1904. - Lovis Corinth, Portait de Georg Brandes, 1925. (c) BAL, Ville de Liège

Un plongeon dans l’architecture moderniste

Enfin, les toiles « dégénérées » liégeoises, ces « réfugiés illustres », comme les décrivait Auguste Buisseret, sont les « témoignages d’une époque tourmentée et magnifique3 ». Car, l’Entre-deux-guerres, époque fascinée par la modernité, la vitesse et les questions de bien-être, s’investit pleinement dans des nouveaux projets urbanistiques et culturels. La Ville de Liège, profitant alors d’un nouveau souffle économique et artistique, ne fait pas défaut à cette tendance. Sur la seule année de 1939, en plus de participer à la vente de Lucerne, elle organise une Exposition internationale consacrée à l’Eau, favorise l’édification du Lycée Léonie de Waha et sollicite la restauration du bâtiment de l’Émulation, place du 20-Août.

C’est au sein même d’un autre de ces vestiges prestigieux, les anciens bains de la Sauvenière (aujourd’hui Cité Miroir), que l’exposition d’art dégénéré aura la chance de prendre ses quartiers. La Piscine Sauvenière, bien connue des Liégeois et construite entre 1938 et 1942, reflète de manière significative la fin des années 1930 dans la cité mosane. Son esthétique, massive et fonctionnelle, ainsi que sa finalité sanitaire – voire protectrice, avec son abri anti-aérien – révèlent les considérations modernistes en vigueur dès cette époque en matière d’architecture, d’hygiène et de défense. Restaurée de fond en comble puis récemment inaugurée en janvier 2014, elle abrite aujourd’hui l’asbl MNEMA, destinée à favoriser la diversité, la tolérance et le dialogue, ainsi que l’association « Territoires de la Mémoire » (dont l’exposition permanente « Plus jamais ça ! » retrace l’histoire des camps de concentration), tous deux partenaires de l’événement.

Une chance inespérée, donc, pour la Ville de Liège, l’Université de Liège et la Cité Miroir, instigateurs du projet, de présenter une exposition d’une telle ampleur dans un cadre au passé significatif… 

 

Un projet universitaire de longue haleine  

Cette exposition, qui sera inaugurée à l’automne, est en germe depuis déjà quelques années à l’Université de Liège, par le biais de plusieurs chercheurs. Jean-Patrick Duchesne, professeur et directeur de département d’Histoire de l’Art de l’époque contemporaine, consacre, depuis plus de douze ans, ses cours d’Histoire de l’Art à retracer  la vente de Lucerne et met à contribution ses étudiants pour partir sur les traces de ces œuvres parfois perdues depuis des décennies. 

Pour ces dizaines de jeunes chercheurs, il s’agissait d’une réelle gageure. Pour « traquer » et localiser ces tableaux ou sculptures, disséminés à travers le monde, dans des collections privées, sur le marché de l’art ou quelques fois précieusement dissimulées, il leur fallait s’armer de beaucoup de patience et, souvent, de beaucoup de diplomatie (le tabou de ces « rafles » durant la Seconde Guerre mondiale, restant encore très sensible). En outre, ces artefacts au lourd passé, possèdent généralement un parcours très riche en péripéties. Certains d’entre eux ont sillonné les coins du monde pendant plusieurs dizaines d’années, passant de propriétaires en institutions, victimes ou bénéficiaires des sulfureux débats esthétiques dont ils avaient fait l’objet bien longtemps auparavant.

Au terme d’une enquête presque policière, ayant débouché sur de précieux contacts entretenus avec des scientifiques internationaux, beaucoup d’universitaires ont déniché des informations cruciales pour la connaissance de cet événement. Certains, même, sont parvenus à mettre la main sur des toiles considérées comme « volatilisées » depuis 1939 ! 

Ce qui n’était au départ qu’un travail pour un de leurs cours, s’est rapidement transformé, pour les étudiants, en une chasse effrénée aux nombreux rebondissements, à laquelle ils ont pris goût. Autant dire que c’est avec un grand enthousiasme qu’ils attendent l’aboutissement final de ce projet de grande ampleur.

 

10 Jacques OCHS, Portrait d'Emile BerchmansL’Université de Liège partenaire à plus d’un titre  

Les Collections artistiques de l’Université de Liège (Galerie Wittert), riches de plus de 60 000 pièces, peuvent s’enorgueillir de conserver des œuvres de plusieurs artistes listés à Lucerne : Marc Chagall, James Ensor, Marie Laurencin… Faisant écho à celles qui seront présentées à la Cité Miroir, ces peintures, esquisses et estampes du patrimoine universitaire seront exposées à la Galerie Wittert, conjointement aux productions d’artistes actifs à Liège durant les années 1930 : Jacques Ochs, Auguste Mambour, Luc Lafnet ou encore Idel Ianchelevici. 

Par ailleurs, en plus de sa participation active dans l’organisation de cette grande exposition, l’ULg collaborera à l’élaboration du discours pédagogique et des visites guidées, par le biais de l’Association des diplômés en Histoire de l’Art, Archéologie, Musicologie de l’Université de Liège (asbl Art&fact).

 

Jacques Ochs, Portait d'Émile Berchmans,
Collections artistiques de l'ULg

 

Stéphanie Reynders
Avril 2014

 

crayongris2Stéphanie Reynders est historienne de l’art et membre du comité organisateur de l'exposition «L'art dégénéré selon Hitler».


 

Infos pratiques

« L’art dégénéré selon Hitler » 16 octobre 2014- 29 mars 2015, à la Cité Miroir.

Pour plus d’informations sur l’exposition et les activités connexes : Cité Miroir

Dépliant exposition (PDF)


 

2
La Meuse, 12-13 août 1939, Liège, p. 5.
3 Discours de présentation des œuvres acquises à Lucerne, discours prononcé par Auguste Buisseret, cité dans La Meuse, 27 juillet 1939, Liège, p. 3.


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