En octobre prochain, Liège vibrera au rythme des années 1930, en accueillant la très attendue exposition « L’art dégénéré selon Hitler », événement d’envergure retraçant la liquidation, par les Nazis, du patrimoine muséal allemand lors de la célèbre vente dite « de Lucerne » en juin 1939. Cette exposition se prépare depuis une douzaine d'années par Jean-Patrick Duchesne, professeur d'histoire de l'art de l'époque contemporaine, et ses étudiants.
30 juin 1939, 14h15, à Lucerne : Heure H
La vente de Lucerne, c’est avant tout l’histoire d’un double coup de poker : allemand d’un côté, liégeois de l’autre.
En effet, le parti national-socialiste entend concilier, à cette occasion, propagande totalitaire et opération financière lucrative. S'il taxe arbitrairement certains artistes de « dégénérés », il n’en demeure pas moins très conscient de la valeur sentimentale, et surtout pécuniaire, que leurs œuvres peuvent revêtir sur le marché de l’art. Dès lors, décision est prise d’organiser en hâte, en vue de récolter des fonds destinés à l’armement, une grande vente aux enchères à la galerie Fischer à Lucerne (Suisse) à laquelle seraient conviées les différentes autorités européennes. Au catalogue de cette vente exceptionnelle, 125 œuvres exécutées par 39 artistes, parmi lesquels des « illustres inconnus » comme Chagall, Van Gogh et un certain Picasso…
Pari gagné pour les autorités allemandes? Pas tout à fait. Bien que quelques centaines d’amateurs (surtout américains, belges, et suisses), se pressent, dans une ambiance très tendue, en ce 30 juin 1939, seules 85 œuvres sont adjugées (et à des prix largement en-dessous des espérances germaniques !).
Conséquence indirecte : cette vente, prévue pour être la première d’une longue série, restera l’unique événement de cette ampleur durant le IIIe Reich.
Pour Liège, au contraire, il s’agit d’un franc succès. Ayant compris que l’occasion était trop belle pour la manquer, les autorités liégeoises, par l’entremise du Gouvernement belge, du ministre Duesberg, du parti libéral, du critique d’art Jules Bosmant, et de quelques mécènes, avaient mis sur pied un comité, chargé de se rendre à Lucerne et d’y acquérir quelques-uns des chefs-d’œuvre mis en vente. C’est dotée d’un trousseau de 5 millions de francs et composée de Jacques Ochs, directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Liège, et des sénateurs Auguste Buisseret et Olympe Gilbart, que la délégation se présente en Suisse. Au terme des adjudications, la Ville de Liège est l’heureuse nouvelle propriétaire de neuf tableaux prestigieux qui « étaient universellement apprécié[e]s et, disons-le, jalousé[e]s par les musées et les collectionneurs1 »…
Auguste Buisseret, Olympe Gilbart et Jacques Ochsdevant La famille Soler en 1939.
De l’art dégénéré ? Pas si simple…
La vente Fischer à Lucerne, étape d’un long processus entamé depuis 1933 par les Allemands, révèle à elle seule toute l’ambivalence qui a pu exister aux premières heures du régime nazi en matière d’art. La notion d’art dégénéré (entartete Kunst), critère discriminant lors des confiscations, reste floue durant longtemps et les Nazis, eux-mêmes, manquent de cohérence dans leurs accusations.
Les grandes expositions nationales, destinées à mettre en exergue les liens entre certains artistes modernes et des patients atteints de folie ou de maladies mentales, contrastent avec la vente Fischer de 1939, lors de laquelle les artistes censurés sont présentés comme les « Maîtres de la modernité dans les musées allemands » pour des raisons promotionnelles évidentes !
1 La Meuse, 12-13 août 1939, Liège, p. 5.