Devenir artiste à la Renaissance. Le rôle du Liégeois Dominique Lampson

Les apports du document original

Comme bon nombre de correspondances d’artistes de l’époque, cette lettre nous était jusqu’à présent connue par l’édition de l’érudit allemand Johann Wilhelm Gaye qui, dans les années 40 du 19e siècle, rassembla dans son « Carteggio » une précieuse somme de documents. «L’opération de Gaye est méritoire, précise Paola Moreno, car il a ainsi fourni matière à élaborer une véritable sociologie de l’artiste. Mais retourner au document original nous paraît indispensable, et fonde véritablement notre projet ÉpistolART. On découvre des tas de détails instructifs en regardant de près le document authentique. repentirPar exemple, la lettre du 13 mars 1567 comporte des traces d’hésitations : ces ratures, en général, ne sont pas prises en considération quand on édite le texte.  Or, l’historien de l’art peut être intéressé par ces ratures et ces repentirs, car cette attention aux aspects « secrets » du texte permet de déplacer son point de vue sur le processus plutôt que sur le produit : en quelque sorte, c’est comme si nous pouvions suivre la pensée de l’auteur, au moment même où elle se construit.»  Le travail de réédition accompli par Paola Moreno sur la lettre du 13 mars 1567 nous mène ainsi un pas plus loin dans la compréhension des enjeux liés au statut de l’artiste. «En repartant de l’original, nous pouvons voir des éléments très intéressants qui n’étaient habituellement pas repris dans les éditions, comme l’adresse et la signature par exemple, qui donnent de nombreuses informations sur le degré de familiarité entretenu avec le destinataire, mais aussi sur le statut que l’artiste s’attribue lui-même ou que l’entourage lui attribue», analyse la philologue.

La lettre de Lampson contient ainsi un intéressant post-scriptum que Gaye n’avait pas repris dans son édition, le jugeant sans doute accessoire :

« Qu’avec sa délicatesse, Votre Seigneurie me pardonne cette lettre si mal composée et écrite, mais les présents et terribles désordres dans lesquels ces sectaires séditieux, destructeurs de tout art et de toute grâce, ont mis et mettent de plus en plus ces pauvres provinces, où je me trouve enfoncé en mille embarras très pénibles, ne m’ont pas permis de faire autrement ».

post-scriptum

Adresse et post scriptum de la lettre de Lampson à Titien

«Ce post-scriptum est intéressant car il fait allusion aux troubles politico-religieux de l’époque. Il pose aussi la question suivante, relève Paola Moreno : Lampson connaissait-il si bien l’italien ? Avait-il appris l’italien uniquement à force de lire Vasari, comme il le prétendait lui-même ? Enfin, en retournant à la lettre originale, on s’aperçoit que l’écriture n’est pas la même que celle d’un autre texte de Lampson considéré comme autographe, ni même identique à celle trouvée dans un troisième document pourtant signé de lui ; on constate ainsi qu’on est parfois confronté à des problèmes d’authenticité. »

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Chacune de ces écritures a été considérée autographe de Lampson

Un document comme la lettre de Lampson à Titien atteste que les correspondances apportent de nouveaux éléments pour cerner les évolutions du statut de l’artiste à la Renaissance, mais aussi le rôle des réseaux et celui de la circulation du savoir et des œuvres. On y découvre que Lampson, qui ne put jamais se rendre en Italie, connaissait l’œuvre de Titien grâce aux gravures qui lui parvenaient à Liège via Anvers. Ces reproductions lui permettaient d’apprécier le génie artistique du maître vénitien. «Elles jouaient un rôle décisif pour assurer la notoriété d’un artiste, comme c’est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui. Les techniques de la gravure apparues au 15e siècle offraient la possibilité de réaliser des reproductions en très grand nombre. En somme, nous abordons ici le premier acte de cette culture de l’image qui est la nôtre aujourd’hui ; il s’agit en quelque sorte de la proto-histoire des mass media. La gravure jouera ce rôle jusqu’au 19e siècle, avant d’être supplantée par la photographie», explique encore Dominique Allart. La possibilité de reproduire une œuvre fut ainsi concomitante de l’aspiration à la singularité, à la signature. Un paradoxe qui n’a plus quitté la pratique artistique jusqu’à aujourd’hui.

Julie Luong
Mars 2014 

crayongris2Julie Luong est journaliste indépendante

 

La correspondance, lieu d’émergence de la figure de l’artiste de la Renaissance
Présentation du projet ÉpistolART
et rencontre-débat ouvertes au public le 19 mars 2014
Entrée libre

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