Raoul Servais, de l'artisanat à la Palme d'or

Le traumatisme de Taxandria

Tenté par l’aventure du long métrage, Raoul Servais s’investit dans un projet dantesque où l’ensemble de ses thèmes (la guerre, le temps, l’amour, le refus de conformisme) se croisent dans une esthétique particulière, perfectionnement et aboutissement d’une technique qu’il a mise au point et appelée la servaisgraphie. Il s’agit d’un système de trucage permettant d'une part l'incrustation de personnages filmés en vues réelles dans des décors de création graphique et, d'autre part, un système augmentant la qualité de ces décors. Après des années d’élaboration, le procédé s’avère être au point pour le tournage du film. « Entre-temps, un des coproducteurs allemands avait introduit en Europe le premier système digital. Comme il était coproducteur, le producteur belge m’a demandé de choisir entre la Chine [où on lui proposait de travailler] et l’Allemagne. Je voulais la servaisgraphie, mais la Chine était loin, j’avais un jeune enfant et je partais pour de longs mois, voire une année ou deux… Pour cette raison, j’ai choisi le système digital en Allemagne, en conservant la servaisgraphie pour la confection des décors. »

Film ambitieux, trop sans doute pour le cinéma belge, Taxandria va nécessiter l’apport de plusieurs producteurs étrangers, ce qui va grandement compliquer la tâche : réécritures constantes du scénario (dont une version par Alain Robbe-Grillet), imposition des techniques et des acteurs et refus d’options artistiques. « Pour Taxandria, à l’origine, j’avais choisi la peinture de Paul Delvaux. C’était décidé, j’avais fait des essais, et Delvaux m’avait confirmé son accord. Deux raisons m’en ont pourtant empêché : la première, c’était la limitation des sujets de Delvaux, à savoir des rues ou des temples, or Taxandria nécessitait d’autres lieux que Delvaux n’a jamais peints. Deuxièmement, les producteurs n’aimaient pas Delvaux, tout simplement. » Fort heureusement, François Schuiten est assigné à Servais pour la confection des décors. Il en résulte un aspect visuel incroyable encore aujourd’hui, la beauté et la complexité du travail de Schuiten ayant trouvé dans la technique de Servais une adaptation incroyable pour le grand écran.

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Convaincu que sa technique peut séduire, Servais applique en effet la servaisgraphie à l’ensemble des décors du film. La numérisation de nombreux plans fera même de Taxandria le film le plus numérique du cinéma, jusqu’à l’arrivée l’année suivante de Toy Story de John Lasseter. Ce dernier, par son animation à l’ordinateur, rendra également obsolète la technique de la servaisgraphie. Pire que tout, Taxandria subira à sa sortie (1994) un échec en salles douloureux pour le cinéaste, et enterrera le rêve d’un grand long métrage artistique d’animation en Belgique pour plusieurs années encore.

La tendance expérimentale

DVD050Déçu par cette épreuve du long métrage, où Servais a dû sacrifier son originalité aux dictats d’un système économique injuste, le cinéaste revient au court métrage dès 1997 avec Papillons de nuit. L’œuvre, sans doute l’une des plus importantes de Servais, est l’exploitation maximale du procédé de la servaisgraphie, mettant en mouvement des peintures de Paul Delvaux. Le film, muet et hypnotique, surprend par sa maîtrise technique encore inégalée à ce jour, ce qui lui vaudra par ailleurs le Grand Prix au festival d’Annecy. Surtout, Servais commence à brouiller de plus en plus les frontières entre l’animation traditionnelle, la peinture et l’humain. Harpya était déjà une approche singulière, tout comme Taxandria a su égaler les meilleurs films mixtes de Disney ou de Karel Zeman, mais Papillons de nuit est une étape essentielle dans la carrière de Servais.

En 2001, Raoul Servais cofonde le VAF, Vlaamse Audiovisueel Fonds, et réalise Atraksion où le cinéaste s’essaie au tout numérique. Depuis 35 ans, le cinéaste explore cette zone d’ombres, ce no man’s land de l’animation où tout se confond, où la sensation l’emporte sur la narration, où la métaphysique s’impose constamment. Il faudra pourtant attendre 13 ans avant de voir revenir ce maître à la réalisation. « Je n’ai pas chômé, j’ai travaillé sur plusieurs projets, mais faire un film d’animation est aujourd’hui très difficile. En outre, je ne suis pas à l’aise avec le numérique, car c’est un outil que je ne maîtrise pas. Cela me frustre énormément de devoir déléguer le travail à des assistants et de ne pas pouvoir les aider moi-même » explique le cinéaste. Son prochain film, Tank, sera pourtant réalisé par ordinateur, mais sera en noir et blanc. Choix stylistique affirmé mais, peut-être inconsciemment, touche d’ironie et d’opposition à l’époque contemporaine qui rejette l’absence de couleur. Il y sera question de la Grande Guerre, on y retrouvera des traces d’expressionisme allemand (pictural et cinématographique), et surtout une bonne dose de fantastique qui a émaillé le parcours unique de ce grand cinéaste belge depuis 50 ans.

Bastien Martin
Février 2014

 

crayongris2Bastien Martin est chercheur en histoire et esthétique du cinéma d’animation belge. Il prépare actuellement un livre d’entretiens avec Raoul Servais, ainsi qu’un documentaire sur celui-ci.


 


 

1 Auxquels il faut ajouter un segment au long métrage collectif Jours d’hiver, de Kihachiro Kawamoto.

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