Raoul Servais, de l'artisanat à la Palme d'or

Trente ans de chefs-d’œuvre

Désormais cinéaste reconnu, Raoul Servais bénéficie aussi d’un poste de professeur d’arts décoratifs à l’Académie de Gand, ce qui lui permet de gagner sa vie tout en réalisant ses films les week-end chez lui. En 1963, Servais va mettre sur pied une section animation au sein de l’académie : c’est une première en Europe, et elle compte aujourd’hui parmi ses anciens étudiants des animateurs chez Disney, Pixar ou encore Aardman… Toute sa vie, Raoul Servais va se consacrer à son cinéma tout comme à l’enseignement, trouvant la liberté de création dans le plaisir de partager un savoir.

Fort d’une bonne réputation, Raoul Servais reçoit une commande du Ministère de l’Éducation nationale et de Paul Louyet, directeur du département cinéma. Louyet demande à Servais de lui réaliser un court métrage en offrant à ce dernier une carte blanche totale. Le résultat sera Chromophobia, un cartoon tour à tour drôle et sombre aux échos historiques effrayants. Le film, largement considéré comme un chef-d’œuvre, remportera le Lion d’Or du Court Métrage à la Mostra de Venise en 1965. Raoul Servais est reconnu dans le monde entier, renonce à une proposition américaine et décide de poursuivre, jusqu’à la fin, la voie de l’indépendance et de l’expérimentation.

DVD011Dans ses films, Raoul Servais aime s’attacher aux personnages en marge, déshérités (Servais s’étant senti dans ce cas au lendemain de la guerre). Il y a aussi un refus de la norme, de rentrer dans le rang, une farouche volonté de s’opposer, pacifiquement ou non, à l’ordre établi. Les films de Raoul Servais sont des odes à la liberté, à la différence, tout comme ils sont des cris contre l’injustice, la solitude et la folie du monde moderne. Sirène en 1968 et Goldframe en 1969 confirment son statut d’innovateur un peu provocant, réalisateur de dessins animés totalement adultes, sombres mais pas déprimants, truffés d’humour noir et de recherches visuelles. En 1970, Raoul Servais cofonde Pen Films, qui sera le plus gros studio d’animation en Flandres, et réalise To speak or not to speak, pamphlet contre les manipulations de masse et la toute puissance des médias. En 1971, Opération X-70 dénonce le Vietnam, marque les esprits par ses estampes et remporte le Grand Prix au Festival de Cannes. Peintre confirmé, Servais rend hommage à l’expressionnisme flamand dans Pegasus, en 1973 ; la peinture est l’un des moteurs créatifs de l’univers visuel du cinéaste, au point qu’il lui arrive régulièrement d’exposer ses toiles. Dans ces films, Servais joue avec les codes élémentaires de l’animation pour les transcender : les couleurs sont moins des mosaïques soignées que des retranscriptions d’émotions, le son est travaillé de manière extrêmement précise et souvent burlesque (l’opposition entre ce qui est dit et écrit dans To speak or not to speak). Les films de Servais sont résolument visuels pour la simple et bonne raison que le cinéaste n’écrit pas de scénario mais dessine des storyboards très détaillés. « Personnellement, je peux parfaitement me passer d’un scénario, car je pense immédiatement en termes d’images, et c’est pourquoi le storyboard est un instrument essentiel à mes yeux. Quand je commence un film, j’ai une vision globale de celui-ci, et le storyboard me permet de peaufiner mes idées, de penser à certains plans, d’en créer de nouveaux, d’en changer d’autres : c’est une sorte de jeu de dominos, ou de puzzle, qui m’aide à créer. Cela me fait aussi penser plus activement à la musique, aux effets spéciaux… Disons que quand le storyboard est établi, le film est mentalement terminé pour moi. » La narration n’est jamais absente, loin s’en faut, mais la priorité est donnée aux possibilités de l’animation sans cesse repoussées par le réalisateur.

 

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Goldframe, To Speak or not to Speak, Opération X-70

DVD045Pour preuve, en 1979, Servais s’apprête à marquer une fois encore l’histoire du cinéma d’animation avec son court métrage : Harpya. Ce n’est pas tant le récit, cynique et hypnotique, d’une harpie vampirisant le quotidien d’un quidam l’ayant sauvé, qui marqua les esprits du Festival de Cannes, mais la technique alors inédite de mélange d’acteurs et d’animation à ce niveau. « Harpya était le bricolage le plus complet » avoue le cinéaste. « Je travaillais sur un banc-titre multiplan, je devais donc mettre le décor sur plusieurs niveaux pour avoir des effets de profondeur, mais il me fallait des acteurs réels qui bougeaient. Voici comment j’ai procédé : nous avons tout filmé sur fond noir dans un premier temps, et les parties de corps qui ne devaient pas être vues, comme les jambes de la harpie, étaient noires elles aussi. Il y avait la caméra du banc-titre, qui filmait verticalement, et un projecteur image par image projetait le film des acteurs vers un miroir semi-transparent, de façon à ce que la caméra verticale puisse filmer tout en voyant les images, et il fallait dès lors un matériau avec suffisamment de lumière pour être capté par la caméra. C’était ça, le grand problème. J’avais alors imaginé utiliser le scotchlight, ce qui est utilisé d’habitude pour les signaux routiers, et les petites ampoules qui les composent pour les disposer sur ma plaque de verre et les bouger, au pinceau, en fonctionnant de ma projection des acteurs. J’ai eu beaucoup de mal à trouver ces billes, que j’ai finalement achetées aux États-Unis. C’est vraiment minuscule, on dirait de la poudre, mais ça reste des billes donc elles roulaient une fois sur la plaque de verre. Catastrophe, ça ne fonctionne pas ! On s’est alors adapté en passant directement à la feuille de scotchlight, et une de mes assistantes détourait les personnages projetés et découpait la feuille aux ciseaux. Ensuite, nous disposions les découpes sur la plaque, en fonction de l’image projetée. C’était un travail fou ! D’autant que j’étais seul à pouvoir le faire à la prise de vue. J’ai travaillé des mois et des mois, c’était tellement éreintant que je ne voulais plus jamais réutiliser ce cette technique. » Le travail sera toutefois payant : Harpya remporte en 1979 la Palme d’Or du court métrage, une première dans l’histoire du cinéma. Raoul Servais vient de rentrer dans la légende.


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