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Belvision, un doux rêve face à la dure réalité

27 février 2014
Belvision, un doux rêve face à la dure réalité

Belvision2Alors qu'une conférence spéciale se tiendra à Anima le 6 mars prochain, Culture ULg revient sur l'ouvrage de Daniel Couvreur sur Belvision en détail. L'histoire de feu le plus grand studio européen d'animation commence tout de suite...

Genre longtemps délaissé par les études cinématographiques, le cinéma d'animation connaît depuis quelques années un intérêt croissant dans le milieu universitaire. L'ouvrage de Daniel Couvreur arrive donc à point nommé, tant le cinéma d'animation belge manque cruellement de reconnaissance. Parce qu'il propose à la fois une remise en perspective complète de Belvision grâce à des témoignages, des illustrations souvent inédites et une recherche documentaire approfondie, Belvision : le Hollywood européen du dessin animé est largement complémentaire à l'ouvrage de Philippe Capart et Erwin Dejasse, Morris, Franquin, Peyo et le dessin animé, sur le cinéma d'animation commercial en Belgique.

Parcours chaotique

Tout débute dans les années 50-60 : alors que le studio CBA vient de fermer ses portes, laissant le cinéma d'animation belge orphelin de toute production courante, la bande dessinée, elle, ne s'est jamais aussi bien portée : le journal Tintin passe de 12 à 52 pages et est tiré à 800 000 exemplaires, vendus dans le monde entier. Raymond Leblanc, fondateur de la revue, est heureux mais rêve d'un empire équivalent à celui de Disney. Si Mickey a su passer de l'animation à la BD, pourquoi l'inverse serait-il impossible à Tintin ? Hélas, Raymond Leblanc s'avère vite un aussi brillant businessman que piètre artiste : les premières adaptations des BD réalisées en 1954 à savoir Chlorophylle, Bob et Bobette et Tintin (ce dernier en papier découpé) manquent cruellement de génie, d'originalité voire de réussite technique.

Têtu, Raymond Leblanc continue d'investir dans sa société jusqu'à ce que deux producteurs américains lui commandent Pinocchio dans l'espace en 1965, avec à la réalisation Ray Goossens. Durant les dix années suivantes, Belvision va produire un grand nombre de spots publicitaires, de courts métrages (dont Le Roman de Renart scénarisé par Raoul Servais) et pas moins de neuf longs métrages ! Cette prolifique activité sera pourtant stoppée nette en 1975 avec Les voyages de Gulliver de Peter Hunt, projet (trop) ambitieux mélangeant prises de vue réelles et animation et qui mettra à genoux le studio. Le rêve de Belvision, le plus important studio d'animation européen, s'estompe peu à peu.

Aujourd'hui terrassé mais en vie, Belvision continue à œuvrer dans le domaine de la production, abandonnant tout projet de longs métrages pour de la coproduction sur des courts métrages ou des séries télévisées. Toujours en activité, Belvision n'est plus qu'un ancêtre expérimenté mais oublié de beaucoup, vague souvenir d'un âge d'or définitivement révolu mais ô combien essentiel !

Une ambition démesurée

Hergé et Raymond Leblanc

Hergé et RaymondLeblancÀ première vue, il semble difficile de comprendre comment un studio comme Belvision a pu décliner à une telle vitesse. Le seul studio, aujourd'hui encore, à avoir touché du bout des doigts l'aura disneyienne aurait-il eu simplement de la malchance ? Bien au contraire, il semble miraculeux qu'il ait pu tenir si longtemps dans les conditions qui étaient siennes. On l'a vu, Raymond Leblanc s'est très vite comparé à Walt Disney, rêvant d'un empire total porté par une mascotte identifiable par tous, de 7 à 77 ans. D'emblée, Leblanc possédait toutes les cartes pour faire trembler le géant américain et même, disons-le, quelques avantages : un héros déjà célèbre, une source inépuisable d'histoires dans la bande dessinée belge, un savoir-faire indéniable en termes de dessins... Alors pourquoi ?

Dans un premier temps, le contexte historique est totalement différent. Walt Disney a pu bâtir son empire en rebondissant sur une époque dorée d'innovations et d'opportunités : le passage au son représente sans doute l'une de ses grandes étapes, les studios Disney ayant très vite compris comment se servir de cette révolution cinématographique à bon escient (il s'agit bien sûr des Merry Melodies). Surtout, Disney a su risquer à maintes reprises sa société pour profiter de ses innovations techniques (caméra multiplane, couleur, passage au long métrage) et continuer ainsi de dominer un marché naissant. Enfin, la seconde guerre mondiale n'est pas étrangère au succès de l'empire Disney, à la fois comme source financière (Disney a réalisé de nombreuses commandes pour l'US Army) et comme tremplin pour sa conquête mondiale (les accords Blum-Byrnes par exemple, qui imposèrent la domination du cinéma américain dans les salles françaises). Raymond Leblanc, et par extension Belvision, n'ont hélas pas eu les mêmes enjeux ni les mêmes chances. D'une part, Belvision est arrivée sur un marché dominé par Disney depuis 25 ans, là où ce dernier n'avait aucune concurrence sérieuse. D'autre part, Leblanc n'a jamais su (ou pu) prendre des risques équivalents à ceux de Walt Disney, se contentant de réduire au maximum les dépenses afin d'éviter la faillite. Enfin, Disney a su construire un univers spirituellement américain mais emprunt de références européennes (la peinture, les contes) afin de séduire la plus large audience, là où Leblanc s'est finalement contenté de puiser dans des bandes dessinées bien moins universelles qu'un quelconque passé culturel. Enfin, et c'est peut-être là le vrai nœud du problème, Raymond Leblanc n'a eu qu'une ambition financière là où un Disney conjuguait art et argent.


Tel Paul Nagant au CBA, Raymond Leblanc a bénéficié d'un sens avisé des affaires mais n'a jamais su élever sa société au delà de la simple industrie sans âme. Plutôt que de construire lentement mais sûrement une série de collaborations fructueuses et d'expérimentations visuelles (comme Disney et Ub Iwerks), Leblanc s'est d'emblée dirigé vers la facilité en misant sur Bob et Bobette, œuvre très populaire à l'époque de Willy Vandersteen. L'erreur fut la même chez Belvision qu'au CBA : le studio, sûr de son succès prochain, ne s'inquiéta pas de ne rien connaître aux techniques d'animation ! Concrètement, la réalisation d'un épisode de Bob et Bobette se déroulait de la façon suivante : dans un premier temps, un découpage de chaque case de la bande dessinée était effectué. Chaque case obtenue bénéficiait d'un agrandissement doublé d'une suppression de la bulle ; un dessinateur intervenait alors pour prolonger le dessin et remplir le vide laissé par la bulle supprimée. Le Travel-Matic, une machine construite spécialement pour Berlvision, intervenait alors pour produire un mouvement de caméra rudimentaire (travelling frontal ou latéral) et le tour était joué. Cette réalisation archaïque sera toutefois légèrement améliorée par Willy Lateste, dessinateur prolifique et véritable animateur dans l'âme, en ajoutant quelques effets live (fumée) et en créant du mouvement via des papiers découpés.

documentaire Belvision 00 07 47-00 07 59

Les films suivants ne seront guère plus enchanteurs : les premières versions de Tintin, dans la veine stylistique des Bob et Bobette, ne se démarquent que par un certain savoir-faire de Yvan Szucs à la réalisation. Les chiffres sont pourtant là : Belvision n'engrange aucun bénéfice. La stratégie de Leblanc de conquérir le marché télévisuel n'apparaît pas, avec le recul , dénuée d'intérêt mais profondément maladroite : les postes de télévision étaient bien plus répandus dans les pays anglo-saxons qu'en Belgique et en France à l'époque. Disney, à ses débuts, avait parfaitement compris l'intérêt de s'assurer des recettes sur son territoire avant de tenter l'international ; certes, la Belgique était un trop petit territoire mais couplé avec d'autres pays francophones dont la France, Belvision aurait pu décoller lentement mais sûrement vers une forme de reconnaissance.

Un potentiel gâché

pinocchio dans l espace  pinocchio inouter spaceL'un des aspects les plus frustrants de l'aventure Belvision est de ne pas avoir su tirer profit de l'extraordinaire vivier de talents qu'elle a possédé. Ray Goossens est le premier d'entre tous, réalisateur issu de la publicité et d'une efficacité redoutable. Sous son impulsion, Belvision va prendre un cap plus professionnel quoique orienté commercial. « Ray Goossens interdisait à quiconque de prononcer le mot "artistique" » explique Vivian Miessen, autre figure majeure de Belvision cité dans le livre. Il n'en demeure pas moins que Goossens a su imposer le cello comme support de travail (à la place du papier découpé) et a su mener à bien Pinocchio dans l'espace, le premier long métrage de commande de Belvision. Ce dernier peut être facilement assimilé à l'état d'esprit de Leblanc avec le recul : étrange, évoluant dans l'ombre de Disney, ambitieux (notamment au niveau des décors) mais trop superficiel, trop commercial pour être reconnu. La magie du cinéma voudra que la même année, en 1965, Pinocchio dans l'espace soit présenté à la Mostra de Venise où Raoul Servais remportera, pour l'excellent Chromophobia, le Lion d'Or.

Ce n'est sans doute pas un hasard si le deuxième meilleur film du studio, Astérix et Cléopâtre, a moins été supervisé par Leblanc que par Uderzo et Goscinny eux-mêmes après le très moyen Astérix le Gaulois1. On distingue dans ce film une ambition artistique nettement supérieure à toutes les autres productions de Belvision, tant dans la réalisation que dans la technique elle-même : Claude Lambert signe notamment des décors très aboutis, tandis que Vivian Miessen démontre un savoir-faire admirable en tant qu'animateur. Vivian Miessen qui ne pourra pas connaître son heure de gloire quelques années plus tard, avec l'avortement du projet Corentin, une adaptation de la BD de Paul Cuvelier. Si l'on s'en réfère aux illustrations présentes dans le livre, le film de Miessen (scénarisé par Jean Van Hamme lui-même) aurait pu être le point culminant du studio, œuvre de la maturité artistique et technique. Le film ne se fera pas, cette fois, pour un manque d'ambition de la part des producteurs. Sans doute l'échec retentissant du Voyage de Gulliver, tentative désespérée de concurrencer Disney dans le mélange d'animation et de prise de vue réelle, avait-il une fois pour toutes réduit l'ambition du studio...

Le temps d'un rêve

Bien qu'il ne prenne pas radicalement position sur les erreurs et maladresses de Belvision, le livre de Daniel Couvreur regorge d'anecdotes, de bons mots d'intervenants et s'avère abondamment et richement illustré. Quoique restant parfois en surface quand des interrogations se posent, Daniel Couvreur a su dresser le portrait d'un rêve trop grand pour un seul homme et démontrer quelle occasion manquée a pu constituer l'aventure Belvision. Certes, l'analyse fait parfois défaut, l'auteur se contentant de données factuelles, mais ce texte est là pour prouver que la réflexion est aisée en se basant sur les éléments du livre. Accompagné de l'excellent documentaire La mine d'or au bout du couloir de Philippe Capart, Belvision : Le Hollywood européen du dessin animé constitue une des pierres fondatrices qu'il fallait poser dans la reconnaissance du cinéma d'animation belge.

Bastien Martin
Février 2014
crayongris2Bastien Martin est chercheur en Arts et Sciences de la Communication. Ses recherches doctorales portent sur le cinéma d'animation belge.





1 Daisy Town, adaptation réussie de Lucky Luke, bénéficiera elle aussi du concours de René Goscinny et de Morris.


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