Belvision, un doux rêve face à la dure réalité

Tel Paul Nagant au CBA, Raymond Leblanc a bénéficié d'un sens avisé des affaires mais n'a jamais su élever sa société au delà de la simple industrie sans âme. Plutôt que de construire lentement mais sûrement une série de collaborations fructueuses et d'expérimentations visuelles (comme Disney et Ub Iwerks), Leblanc s'est d'emblée dirigé vers la facilité en misant sur Bob et Bobette, œuvre très populaire à l'époque de Willy Vandersteen. L'erreur fut la même chez Belvision qu'au CBA : le studio, sûr de son succès prochain, ne s'inquiéta pas de ne rien connaître aux techniques d'animation ! Concrètement, la réalisation d'un épisode de Bob et Bobette se déroulait de la façon suivante : dans un premier temps, un découpage de chaque case de la bande dessinée était effectué. Chaque case obtenue bénéficiait d'un agrandissement doublé d'une suppression de la bulle ; un dessinateur intervenait alors pour prolonger le dessin et remplir le vide laissé par la bulle supprimée. Le Travel-Matic, une machine construite spécialement pour Berlvision, intervenait alors pour produire un mouvement de caméra rudimentaire (travelling frontal ou latéral) et le tour était joué. Cette réalisation archaïque sera toutefois légèrement améliorée par Willy Lateste, dessinateur prolifique et véritable animateur dans l'âme, en ajoutant quelques effets live (fumée) et en créant du mouvement via des papiers découpés.

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Les films suivants ne seront guère plus enchanteurs : les premières versions de Tintin, dans la veine stylistique des Bob et Bobette, ne se démarquent que par un certain savoir-faire de Yvan Szucs à la réalisation. Les chiffres sont pourtant là : Belvision n'engrange aucun bénéfice. La stratégie de Leblanc de conquérir le marché télévisuel n'apparaît pas, avec le recul , dénuée d'intérêt mais profondément maladroite : les postes de télévision étaient bien plus répandus dans les pays anglo-saxons qu'en Belgique et en France à l'époque. Disney, à ses débuts, avait parfaitement compris l'intérêt de s'assurer des recettes sur son territoire avant de tenter l'international ; certes, la Belgique était un trop petit territoire mais couplé avec d'autres pays francophones dont la France, Belvision aurait pu décoller lentement mais sûrement vers une forme de reconnaissance.

Un potentiel gâché

pinocchio dans l espace  pinocchio inouter spaceL'un des aspects les plus frustrants de l'aventure Belvision est de ne pas avoir su tirer profit de l'extraordinaire vivier de talents qu'elle a possédé. Ray Goossens est le premier d'entre tous, réalisateur issu de la publicité et d'une efficacité redoutable. Sous son impulsion, Belvision va prendre un cap plus professionnel quoique orienté commercial. « Ray Goossens interdisait à quiconque de prononcer le mot "artistique" » explique Vivian Miessen, autre figure majeure de Belvision cité dans le livre. Il n'en demeure pas moins que Goossens a su imposer le cello comme support de travail (à la place du papier découpé) et a su mener à bien Pinocchio dans l'espace, le premier long métrage de commande de Belvision. Ce dernier peut être facilement assimilé à l'état d'esprit de Leblanc avec le recul : étrange, évoluant dans l'ombre de Disney, ambitieux (notamment au niveau des décors) mais trop superficiel, trop commercial pour être reconnu. La magie du cinéma voudra que la même année, en 1965, Pinocchio dans l'espace soit présenté à la Mostra de Venise où Raoul Servais remportera, pour l'excellent Chromophobia, le Lion d'Or.

Ce n'est sans doute pas un hasard si le deuxième meilleur film du studio, Astérix et Cléopâtre, a moins été supervisé par Leblanc que par Uderzo et Goscinny eux-mêmes après le très moyen Astérix le Gaulois1. On distingue dans ce film une ambition artistique nettement supérieure à toutes les autres productions de Belvision, tant dans la réalisation que dans la technique elle-même : Claude Lambert signe notamment des décors très aboutis, tandis que Vivian Miessen démontre un savoir-faire admirable en tant qu'animateur. Vivian Miessen qui ne pourra pas connaître son heure de gloire quelques années plus tard, avec l'avortement du projet Corentin, une adaptation de la BD de Paul Cuvelier. Si l'on s'en réfère aux illustrations présentes dans le livre, le film de Miessen (scénarisé par Jean Van Hamme lui-même) aurait pu être le point culminant du studio, œuvre de la maturité artistique et technique. Le film ne se fera pas, cette fois, pour un manque d'ambition de la part des producteurs. Sans doute l'échec retentissant du Voyage de Gulliver, tentative désespérée de concurrencer Disney dans le mélange d'animation et de prise de vue réelle, avait-il une fois pour toutes réduit l'ambition du studio...

Le temps d'un rêve

Bien qu'il ne prenne pas radicalement position sur les erreurs et maladresses de Belvision, le livre de Daniel Couvreur regorge d'anecdotes, de bons mots d'intervenants et s'avère abondamment et richement illustré. Quoique restant parfois en surface quand des interrogations se posent, Daniel Couvreur a su dresser le portrait d'un rêve trop grand pour un seul homme et démontrer quelle occasion manquée a pu constituer l'aventure Belvision. Certes, l'analyse fait parfois défaut, l'auteur se contentant de données factuelles, mais ce texte est là pour prouver que la réflexion est aisée en se basant sur les éléments du livre. Accompagné de l'excellent documentaire La mine d'or au bout du couloir de Philippe Capart, Belvision : Le Hollywood européen du dessin animé constitue une des pierres fondatrices qu'il fallait poser dans la reconnaissance du cinéma d'animation belge.

Bastien Martin
Février 2014
crayongris2Bastien Martin est chercheur en Arts et Sciences de la Communication. Ses recherches doctorales portent sur le cinéma d'animation belge.





1 Daisy Town, adaptation réussie de Lucky Luke, bénéficiera elle aussi du concours de René Goscinny et de Morris.

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