De l'animation à la BD et réciproquement

Finalement, même quand ils sont en pleine maîtrise du medium, la tentation du dessin animé ne les quitte pas ?

Le dessin animé, c’est vraiment le fantasme perpétuel de la bande dessinée belge. Au moment où les éditeurs belges (Lombard, Dupuis) commencent à représenter une certaine puissance financière, on assiste très vite au passage des personnages les plus populaires vers le dessin animé. On a l’impression que c’est naturel, mais ça ne l’est pas du tout. Ces adaptations ont profondément manqué de compréhension, à la fois de l’œuvre originale et de la manière de mettre cette image en mouvement. On en arrive à ce paradoxe selon lequel les images bougent mieux dans une bande dessinée où elles sont pourtant physiquement fixes que dans le dessin animé qui a un réel mouvement. Il y a une phrase assez symptomatique de Nine Culliford, l’épouse de Peyo, qui disait que ce qui faisait fantasmer son mari était de voir ses personnages « prendre vie ». Ils sont à mon sens plus vivants dans la bande dessinée que dans les adaptations. Ce problème du passage de l’un à l’autre se pose pour n’importe quelle adaptation. Dans le cas d’Ernest et Célestine, par exemple, le problème est sans doute différent car on est dans une image d’illustration, dans une image plus contemplative, ce qui peut expliquer sans doute pourquoi elle est plus réussie à mes yeux que l’écrasante majorité des adaptations de bandes dessinées.

L’autre grande contrainte repose sur la question du son, et notamment de la gestion des voix.  Les bandes dessinées de l’époque sont terriblement bavardes. Or, autant on enregistre mentalement le texte des bande dessinée de manière assez fluide, autant, en dessin animé, les dialogues sont assez pesants, et tombent vite dans une progression hyper-mécanique. Et puis, il y a le problème des voix elles-mêmes. C’est frustrant pour le spectateur qui s’est déjà imaginé sa propre voix d’en découvrir une autre. Il y a un problème ontologique : y a-t-il un intérêt de passer de l’un à l’autre ? On parle souvent de transposition, comme s'il s'agissait d'une opération aussi simple que de prendre un objet dans une boîte pour le mettre dans une autre boîte ; il faudrait plutôt envisager le passage vers le dessin animé comme une recréation.

Image extraite de « Asterix le Gaulois » (Belvision, 1967)

Asterix legauloisIl y a évidemment un autre problème qui se pose, lié à l’industrie du dessin animé elle-même, avec sa logique économique et le travail collectif qu’elle impose, là où la pratique de la bande dessinée est plus artisanale et individuelle. Si on a n’a pas une bonne direction artistique, on peut vite se retrouver avec quelque chose d’assez mécanique. Raymond Leblanc, patron de Belvision, parlait de ses animateurs comme des « dessinateurs techniques ». Le terme est révélateur. C’étaient des besogneux à qui on ne demandait pas de faire preuve de créativité.

Le mouvement n’était-il pas finalement assez différent aux États-Unis, et notamment dans le chef de Walt Disney ?

Chez Walt Disney, cela s’est effectivement plus souvent passé dans l’autre sens : Mickey, Donald ont été adaptés en bande dessinée en venant de l’animation. Le travail de gens comme Floyd Gottfredson ou Carl Barks est à cet égard assez remarquable tant il parvient à dialoguer avec l’œuvre originale. Je pense que la réussite tient aussi aux bons dessinateurs, pris dans cette industrie-là. C’étaient des gens créatifs à qui on a laissé un espace de liberté.

Finalement, le constat ne change pas, quand on fait le bilan de T.V.A.-Dupuis d’un côté, et de Belvision, de l’autre : ce qui en sort est assez navrant. La situation est toujours un peu la même aujourd’hui. Je pense notamment à la société Dreamwall, qui est plus ou moins liée à Dupuis. L'esthétique a changé, cela se veut plus moderne mais on tombe toujours dans les mêmes travers. Parfois, c’est simplement la même mise en forme d’un produit, une espèce de logo, de marque, qu’on va exploiter à des fins purement financières. C’est la même chose que de les imprimer sur les verres du Quick ou sur des housses de couettes. Pour mes neveux, le Marsupilami, c’est avant tout cette abominable icône désincarnée qu’ils voient dans un dessin animé.

Et quand les studios américains s’en emparent, on se heurte à l’artillerie lourde de cette production. On l’a bien vu avec les Schtroumpfs (devenus les Smurfs) : l’un d’eux est violet, on ne pouvait plus frapper le Schtroumpf à lunettes avec un marteau ou une enclume pour ne pas heurter les sensibilités. Pour la plupart des Américains, les Smurfs ou les petits poneys, c’est le même genre de choses, c’est un produit qui a été décliné. Apparemment, Peyo a essayé, dans un premier temps, de garder la maîtrise là-dessus, mais s’est vite rendu compte que c’était impossible.

Le bilan est donc assez mitigé ?

Quand on regarde les choses de tout en haut, c’est effectivement totalement navrant. On est dans la confrontation très nette entre logiques artistique et économique. L’histoire de l’animation est perpétuellement tiraillée entre ces deux logiques a priori inconciliables. C’est toujours le moins mauvais compromis qui permet de faire quelque chose  qui soit un minimum intéressant. Les réalisations les plus marquantes de ces trente dernières années étaient rarement des adaptations, que ce soit les films de Miyazaki, South Park, les Simpsons ou même Panique au village. Ce sont des gens qui sont venus avec un projet original et ont réussi à l’imposer. Il y a une peur de la part des producteurs. Aujourd'hui, les films hollywoodiens sont presque toujours l’adaptation de quelque chose que le spectateur connaît, soit un biopic, soit l’adaptation de bandes dessinées ou des remakes de vieux films ; on recycle en permanence les icônes de la culture populaire. Le spectateur est considéré comme un chien de Pavlov qu'on ne pourra attirer qu'avec quelque chose qu'il connaît déjà. Dans ce système, la médiocrité n’est pas une fatalité, mais elle vous tend le bras. C’est l’abîme dans lequel on risque de tomber à tout moment. Mais, heureusement, il reste quelques cas pour donner un peu d’espoir face à ce constat général.

La taupe-Petit poilu2Images extraites de « La petite taupe » (Zdenek Miller, 1968) / « Le petit poilu » (Pierre Bailly et Céline Fraipont, pilote, 2011)

Céline Fraipont et Pierre Bailly, deux auteurs liégeois, ont le projet d'adapter en film d'animation leur Petit Poilu, une bande dessinée pour enfants entièrement muette avec le souhait de garder la maîtrise sur le projet en s'occupant y compris de la musique. À l'heure actuelle, il n'existe qu'un film pilote mais qui est prometteur. On y retrouve certaines de leurs influences qui ne se remarquent pas de manière évidente dans la bande dessinée. En particulier, l’animation tchécoslovaque comme La petite taupe de Zdeněk Miler.

J'ai découvert récemment une adaptation datant des années 1930 de L'Idée de Frans Masereel. Cette bande dessinée est composée d'une suite de gravures sur bois pleine-page qui a été magnifiquement adaptée par Berthold Bartosch. Ici, nous ne sommes pas dans une logique industrielle, le réalisateur a consacré trois ans de sa vie à la réalisation de ce film d'une demi-heure. Bartosch n'a pas simplement transposé des images fixes en images en mouvement. C'est une réussite rare qui tient à mes yeux à la profonde compréhension de la matrice originale combinée avec une remarquable inventivité dans l'utilisation des outils propres à l'animation.    

 

Entretien mené par Renaud Grigoletto
Février 2014

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Renaud Grigoletto est journaliste indépendant, diplômé en Arts et Sciences de la Communication, section cinéma.

microgris Erwin Dejasse est chercheur en Histoire de l'art. Il consacre ses recherches doctorales à l'étude de la bande dessinée.

 


Quelques liens :

L’idée, Berthold Bartosch, 1934-1934

Petit Poilu, Pierre Bailly et Céline Fraipont, 2011 (pilote)

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