De l'animation à la BD et réciproquement

L’histoire de la bande dessinée et celle du dessin animé en Belgique sont, à bien des égards, liées. Cases et écrans décloisonnés parviennent difficilement à s’entendre dans la cacophonie d’un dialogue de sourds, niant et interpellant tour à tour les spécificités de chacun. Des pionniers, pour qui voir grand n’a rien d’effrayant, aux entrepreneurs animés d’ambitions bien pesées, la quête des images en mouvement est obsédante. Forts du succès de leurs publications respectives, Dupuis (le journal Spirou) et Lombard (son grand rival Tintin) ont cherché à conquérir les écrans avec leurs personnages les plus populaires, remis, entre autres, entre les petites mains des studios T.V.A.-Dupuis, d’une part, et Belvision, d’autre part.
MorrisFranquinPeyoDes allers-retours entre la planche et l’écran, il est en question dans le livre qu'Erwin Dejasse a écrit avec Pierre Capart,
Morris, Franquin, Peyo et le dessin animé1. Nous lui avons demandé de nous en parler.


Là où la production américaine s’est rapidement industrialisée, l’histoire du cinéma d’animation en Europe, et à Liège en particulier, ne reste-t-elle pas marquée assez longtemps par des expérimentations assez artisanales ?

Wrill le Renard(Albert Fromenteau)À Liège, on voit effectivement apparaître dans l’entre-deux guerres la Compagnie Belge des Actualités (la C.B.A.), qui avait une sorte de connexion avec les éditions Gordinne, un éditeur de bande dessinée liégeois qui, en son temps, était relativement pionnier : il y a eu là des tentatives d’adaptation de bandes dessinées de toutes sortes, et notamment l’histoire de  Wrill le renard (illustrée par Albert Fromenteau, engagé par la C.B.A., ndrl). Ce studio C.B.A. est important pour nous parce qu’il verra passer Eddy Paape, Franquin, Morris et le tout jeune Peyo. Tous vont se retrouver au journal Spirou par la suite. À peine sortis de l’adolescence, à peine sortis des études, le premier travail créatif auquel ils sont confrontés, c’est le dessin animé. Il y a quelque chose d’attachant là-derrière mais on n’atteint évidemment pas ce qui se faisait aux États-Unis à la même époque. C’est en fait assez lié au contexte très particulier de la seconde guerre mondiale : l’arrêt de l’importation de dessins animés américains sur le territoire européen fait qu’il y a un vide à combler.

« Les aventures de Wrill le Renard », illustrations d’Albert Fromenteau, Ed. Gordinne

Peut-on dire que le développement de ces petits studios est alors favorisé par le contexte d’occupation ?

Ce qui semble assez probable c’est que les Allemands avaient l’idée de créer une industrie du dessin animé comparable à l’empire Disney. Il y a eu des essais de Blanche-Neige très germanisée. D’une certaine manière, il est probable que tous ces petits studios disséminés un peu partout en territoire occupé étaient envisagés comme des espèces de laboratoires par l’Occupant. La stratégie est de les laisser travailler et d’éventuellement récupérer des énergies par la suite. La suite, on la connaît : les Allemands ont perdu la guerre et ceci n’est pas arrivé.

À la tête de cette C.B.A., il  y a un personnage un peu particulier, une espèce de « Walt Disney à la belge »...

Concernant Paul Nagant, son fondateur, on ne sait trop dire ce qui l’emporte dans la mégalomanie ou non. C’est un personnage un peu ambigu : visiblement il bénéficiait de la bienveillance de l’occupant allemand. À quel point était-il résistant, jusqu’où a-t-il collaboré ? Ce n'est pas très clair. Tout cela semble s’être perdu dans les limbes de l’histoire.

Ce passage à la C.B.A. a été particulièrement formateur pour ces auteurs dont le métier n’existe pas encore, et encore moins l’enseignement de leurs disciplines. Quelle place ce passage occupe-t-il dans leur travail ?

Il n’y a pas d’industrie à cette époque donc pas de formation non plus. La première section bande dessinée à Saint-Luc Bruxelles ne sera ouverte qu'en 1969 – apparemment la première en Europe. Ces créations sont ressenties comme relevant de l’industrie du divertissement et n’ont pas leur place dans une école d’art. Les jeunes auteurs faisaient leur écolage en se retrouvant assistants d’auteurs plus âgés, puis prenaient petit à petit leur autonomie. Franquin, Peyo et Morris ont appris leur boulot sur le tard. C’est dans les années 1980 qu'on voit les derniers artistes formés de la sorte.

Parmi les traces laissées par ce passage par l’animation, il y a évidemment la recherche du mouvement, qui était une vraie obsession pour Morris, Peyo, et plus encore, Franquin. Il y a une réelle volonté de récréer la dynamique de l’image en mouvement dans l’image fixe. L’esthétique des débuts est clairement héritière du dessin animé, et de sa tradition « cartoonesque » : un dessin fait de formes amples, rondes. Morris est particulièrement marqué par les Américains : spontanément, il réalise un Lucky Luke à quatre doigts (comme on le faisait dans l’animation), avec les mêmes mains que Mickey, les rochers et les cactus sont mous. On a l’impression que ce sont des ballons de baudruche. Cela trahit de manière très claire la matrice esthétique américaine de départ. Et puis ils cherchent. C’est ce qui fait leur intérêt : ils cherchent. Leur force c’est évidemment d’avoir réussi à s’émanciper de ça, tout en gardant ces références qui restent lisibles. L’influence de Jijé est fondamentale par rapport à cette émancipation ; autour de lui s’est improvisée une forme d’enseignement.

Minni-schtroumfette2Couverture (détail) de « La schtroumpfette » (Peyo, 1967) / Image extraite de « Mickey’s Birthday Party » (Riley Thompson, 1942)

Chez Franquin, cette fascination pour le mouvement devient quasi obsessionnelle et ses bandes dessinées de la fin des années 1960 et du début des années 1970 sont complètement hystériques ; Morris, au contraire, synthétise énormément, avec un trait élancé. Peyo est celui qui reste le plus proche de la matrice originale. Quand on compare la schtroumpfette avec Minnie, quand on voit les chaussures, par exemple, la similitude est vraiment évidente.



 

1 Erwin Dejasse et Philippe Capart,  Morris, Franquin, Peyo et le dessin animé, Éditions de l’An 2, 2005
 

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