Portrait d’Antoine Compagnon en essayiste et professeur

En mars 2013, Antoine Compagnon a reçu les insignes de docteur honoris causa de l’ULg. Né en 1950 à Bruxelles d’un père français et d’une mère belge, ce spécialiste des antimodernes, de Montaigne ou de Proust a enseigné la littérature française à la Sorbonne et à la Columbia University de New-York, avant de devenir, en 2006, professeur au Collège de France. Son ouvrage Un été avec Montaigne a été l’une des meilleures ventes du printemps 2013 dans la catégorie Essais. Et sous le titre Une question de discipline, il vient de publier un livre d’entretiens avec Jean-Baptiste Amadieu.

Photo © Michel Houet - ULg 

0224©m houet-ulg = DHC Séance AcaC’est sur proposition de Jean-Pierre Bertrand, professeur au département de Langues et Littérature romanes, qu’Antoine Compagnon s'est vu conférer le titre de docteur honoris causa de l’ULg. « Il est l’une des grandes figures de la critique aujourd’hui et, pour mon département et la Faculté dans son ensemble, il me semble être représentatif des intérêts des uns et des autres, explique l'enseignant-chercheur. D’une part, parce qu'il a une connaissance très approfondie des courants critiques des deux siècles derniers, en France, mais aussi dans le monde anglo-saxon ; de l'autre, outre le fait qu'il est un impeccable éditeur de Marcel Proust, parce qu'il a consacré des essais fondamentaux à Baudelaire à Proust et à Montaigne après avoir soulevé d'importantes questions de poétique, comme son travail pionnier sur la citation (La Seconde main, Seuil, 1979). En un mot, il a su sortir la philologie d'un certain technicisme tout en soulevant, avec le regard scientifique très aigu qui est le sien (il est ingénieur des ponts et chaussées de formation, avant d'être passé à la littérature) un certain nombre de questions critiques de tout premier plan. Je travaille avec mes étudiants sur l’un de ses essais, Le Démon de la théorie (1998)1, sorte de panorama de la critique littéraire aux 19e et 20e siècles, mais aussi et surtout interrogation très approfondie sur les postulations de la critique en regard de ce que représente la littérature pour le "sens commun". »

« Ce qui m’intéresse chez Compagnon, c’est aussi la franchise avec laquelle il peut lire, à contre-courant des modes, les grands auteurs de la modernité, de Baudelaire à Barthes, en montrant, notamment, que leur modernité ne prend sens que dans une attitude pour le moins problématique à une certaine idée du moderne.» Par exemple, le regard qu’il porte sur Baudelaire et son rapport à la modernité, Jean-Pierre Bertrand, auteur en 2006 avec Pascal Durand des Poètes de la modernité2, le trouve particulièrement éclairant. « On s’aperçoit, en le lisant, que la modernité théorisée par Baudelaire est terriblement paradoxale. Compagnon distingue ce qu’il y a chez lui de très moderne (la forme même de sa poésie, évidemment) mais aussi d'incompatible avec la notion de progrès. C'est là qu'opère toute l'ambiguïté du poète des Fleurs du mal et du Spleen de Paris par rapport aux grandes inventions techniques dont il a été le contemporain. Ainsi Baudelaire se fait photographier par Nadar et par Carjat tout en dénonçant vivement l'usage de la photographie. De la même manière, Il a des mots très durs contre la presse tout en y publiant un grand nombre de ses poèmes. Baudelaire reste néanmoins un de nos grands modernes, mais justement parce qu'il n'a cessé de se jouer, parfois avec cynisme, des valeurs-mêmes de la modernité, telles qu'elles étaient véhiculées dans l'idéologie du Second Empire. »

compagnonIngénieur des Ponts et Chaussées

Né à Bruxelles où son père, qui a participé à la libération de Paris en août 1944 puis à la prise de Strasbourg, est attaché militaire à l’ambassade de France, Antoine Compagnon suit une scolarité qui le mène successivement chez les Sœurs à Tunis, à Paris au petit lycée Condorcet, à Washington et, finalement, au Prytanée militaire, à La Flèche, où il termine ses études secondaires. Il entame alors une prépa scientifique pour intégrer ensuite Polytechnique. Il se destine à une carrière scientifique même si, en parallèle, il suit au début des années 1970 des cours de linguistique dans la nouvelle université de Vincennes avant de s’inscrire en licence de Lettres modernes à Jussieu. Sorti en 1973 ingénieur des Ponts et Chaussées, il complète pendant deux ans sa formation à l’École des ponts et chaussées. C’est à ce moment qu’il commence à imaginer un autre métier.

D’autant plus que le goût des lettres est présent chez lui depuis l’enfance. « La curiosité de la langue a été ma plus constante boussole au travers de nombreux méandres », raconte à son cadet, Jean-Baptiste Amadieu, dans Une question de discipline3, celui qui confesse avoir eu une « jeunesse liseuse ». C’est durant les années américaines particulièrement formatrices qu’il découvre le Nouveau Roman, « dans le brouillard », puis, à 14 ans, se laisse emporter par Le Rouge et le Noir dont le souvenir reste lié à la mort de sa mère. L’adolescent lit tout ce qui lui passe sous les yeux, sans le moindre a priori. « J’ai dû garder quelques chose de ce dilettantisme et de cette désinvolture », reconnaît-t-il, convaincu que « la flânerie favorise (…) la rencontre des idées neuves » et « stimule la réflexion ». Jamais, d’ailleurs, il ne se limitera à une même discipline littéraire, multipliant les détours par d’autres spécialités.

La lecture marquante de sa jeunesse est celle de Proust durant l’année 1967-68 (en même temps qu’il lit Althusser) alors qu’il est en maths sup. Elle est si « provocante que, pour la première fois, je cherchai à l’approfondir », se souvient-il. Il est conforté dans sa démarche par l’ouvrage que publie alors Gilles Deleuze, Marcel Proust et les signes. De ces lectures multiples, il tire la conviction que « l’une des grandes finalités de la littérature » est de permettre la « confrontation de soi à d’autres expériences auxquelles on n’aurait pas accès autrement ». Elle « ne vous offre pas des règles à suivre mais des modèles de compréhension de ce qui vous arrive » car « les livres élargissent notre expérience du monde ».



1 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Seuil, « La couleur des idées », 1988; rééd. « Points Essais », 2001.
2 Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, Les poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire, Seuil, « Points Essais », 2006.
3 Antoine Compagnon, Une question de discipline, entretiens avec Jean-Baptiste Amadieu, Flammarion, 296 p., 20 €

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