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Platon: une théologie philosophique

17 janvier 2014
Platon: une théologie philosophique

platonDepuis l’Antiquité, des avis divers ont été exprimés concernant la pensée religieuse de Platon. À ce jour, les spécialistes sont loin de se mettre d’accord. Est-ce que Platon était un monothéiste (qui identifiait « son dieu unique » au Démiurge, ou à un Intellect pur, ou à l’Âme du Monde, ou à l’Idée du Bien), un polythéiste conservateur, un adorateur des astres, suivant la mode orientale à la fin de sa vie, un agnostique ironique, un mystique pessimiste… ? Après une étude originale de l’ensemble des mentions des divinités traditionnelles, qui constellent tous les dialogues platoniciens acceptés largement comme authentiques, de nouvelles réponses peuvent être apportées à ces questions, et à bien d’autres encore. À notre avis, Platon n’accordait pas tant d’importance au nombre de divinités, qu’il ne limite pas à une seule, mais surtout à l’essence du divin, aux traits caractéristiques de tout être qu’on pourrait appeler « dieu ». C’est dans les livres II et III de la République que les principes de la théologie platonicienne sont établies par un dialogue rationnel. Persuadé de l’importance cruciale du sujet, le philosophe s’autorise à fonder lui-même les croyances religieuses sur la raison, dans le souci du bien-être des individus et de la cité qui les accueilleront. Ensuite, il transforme radicalement la personnalité de chacun des dieux de la mythologie, en l’adaptant à ces principes, et en y ajoutant de nouvelles fonctions et dimensions, liées à l’activité philosophique. Les rapports entre la religion et la philosophie de Platon paraissent plus que jamais « dialectiques », formant un ensemble complexe et original.

Depuis l’Antiquité, les spécialistes ont exprimé les avis les plus divers concernant la pensée religieuse de Platon. Pour les uns ou les autres Platon est tour à tour un monothéiste (identifiant « son dieu unique » au Démiurge1 et celui-ci à un Intellect divin (avec2 ou sans âme3), ou à l’Âme du Monde4, ou à l’Idée du Bien5), un polythéiste conservateur6, un adorateur des astres, suivant la mode orientale à la fin de sa vie7, un agnostique ironique8, qui semble accorder une si grande importance à la religion seulement pour des raisons politiques ou éducatives9, un mystique pessimiste10… 

Ces dernières années, on constate un renouvellement de l’intérêt porté à ces questions. Or, malgré toutes ces études nombreuses et souvent brillantes, à ce jour, aucune recherche n’a pris en considération l’ensemble des données concernant les dieux traditionnels, qui jouent, nous semble-t-il, un rôle principal dans le domaine des croyances religieuses de Platon, ainsi que de leurs liens avec ses conceptions philosophiques. Il s’agit pourtant de  81 divinités et groupes de divinités, qui figurent dans presque 1200 passages dans pratiquement tous les dialogues reconnus largement comme authentiques. Ce n’est que récemment que des platonisants ont accordé une attention particulière à quelques-unes de ces divinités, mais souvent de façon partielle.

Après une étude originale de l’ensemble des mentions des divinités traditionnelles dans l’œuvre de Platon, nous croyons que de nouvelles réponses peuvent être apportées aux questions des commentateurs, sous la lumière des résultats obtenus.

Pour ne citer brièvement que quelques-uns de ces résultats, le dilemme habituel entre le monothéisme ou le polythéisme de Platon nous semble désormais dérisoire. Notre recherche nous a amenée à penser que Platon accorde une importance primordiale non au nombre des dieux, mais à la « nature divine » elle-même, commune à tout être qu’on pourrait appeler « dieu ». Il en définit les traits caractéristiques rationnellement dans les livres II et III la République : de manière entièrement innovatrice pour son temps, il défend que la divinité en soi ne peut qu’être parfaitement sage et bonne, toujours bienveillante envers tous les êtres mortels. Nous n’avons pas trouvé de preuves suffisantes pour affirmer qu’il identifie la divinité à un intellect pur, ou à l’âme du monde, comme de chercheurs éminents le soutiennent encore actuellement.

lefkjaPlaton lui-même applique ses principes théologiques en général à toutes les divinités qu’il présente, en modifiant ainsi profondément leur image mythique. Nous oserions ici noter que cette attitude critique et rationnelle face aux croyances de son temps, qui s’accorde au bien-être des individus et des communautés plutôt qu’à une acceptation aveugle de positions traditionnelles moralement et matériellement destructrices, pourrait éventuellement nous inspirer même aujourd’hui, où autant de crimes sont encore commis contre des femmes, des hommes et des enfants au nom d’une croyance religieuse, quel que soit le nom qu’on donne à la ou les divinités impliquées.

Le panthéon platonicien est élargi par la présence d’un dieu suprême dans le Timée, le Démiurge, qui façonne par pure bonté le monde, divinisé pour la première fois lui aussi, sans le créer ex nihilo mais en appliquant à la matière la structure mathématique qui convient le mieux. Il est également le créateur des autres divinités, qui se trouvent chargées par la tâche commune de fabriquer de la même manière les espèces mortelles de l’univers, en attachant une attention particulière aux humains, et de veiller sur le bon fonctionnement de l’ensemble. La « personnalité proprement platonicienne » de chaque dieu reste stable au cours des dialogues et tous, des plus grands aux moins importants, sont chargés de fonctions attachées souvent à divers aspects et thèmes de l’activité philosophique, à côté de celles que la tradition leur accordait, dans le domaine qu’ils étaient censés opérer par excellence.

Nous devons dès lors reconsidérer l’importance des divinités traditionnelles, trop longtemps négligées ou sous-estimées, et prendre en considération le rôle multiple qu’elles occupent dans la construction du système philosophique du fondateur de l’Académie.

En outre, nous pouvons qualifier de « dialectiques » les rapports complexes entre la religion et la philosophie de Platon : celles-ci semblent se soutenir mutuellement et s’entrelacer dans un ensemble inextricable, résolument original.

Aikaterini Lefka
Janvier 2014

crayongris2Aikaterini Lefka est maître de conférences à l’Université de Liège. Elle vient de publier un ouvrage intitulé : « Tout est plein de dieux ». Les divinités traditionnelles dans l’œuvre de Platon. Du rapport entre religion et philosophie, L’Harmattan, Paris, 2013.



1 Voir par exemple R. Mugnier, Le Sens du mot note1chez Platon, Vrin, Paris, 1930, pp. 118-123.

2 Voir par exemple A. Festugière, La Révélation d'Hermès Trismégiste, II, Le Dieu cosmique, Lecoffre, Paris,  1949, pp. 104-105 ; L. Tarán, «The Creation Myth in Plato’s Timaeus»in Essays in
Ancient Greek Philosophy, P. J. Anton – G. L. Kustas (eds.), Suny Press, Albany, 1972 (2nd ed.), pp. 372-407, repr. in L. Tarán, Collected Papers, Brill, Leiden – Boston – Köln, 2001, pp. 303-340 (p. 310, n. 34).

3 Voir par exemple R. Hackforth, «Plato’s Theism» in The Classical Quarterly, XXX (January 1936), pp. 4-9 ; S. Menn, Plato on God as Nous. The Journal of the History of Philosophy, Inc., Southern Illinois University Press, Carbondale and Edwardsville, 1995, pp. 6-24 ; M. Bordt, Platons Theologie, Verlag Karl Alber, Freiburg/München, 2006, p. 177 ; F. Karfík, Die Beseelung des Kosmos. Untersuchungen zur Kosmologie, Seelenlehre und Theologie in Platons Phaidon und Timaios, K. G. Saur, München-Leipzig, 2004, pp. 188-201 et «Que fait et qui est le Démiurge dans le Timée ?», in Les Puissances de l'âme selon Platon. Études Platoniciennes, IV (2007), pp. 129-150.

4 Voir, par exemple, D. A. Domborowski, A Platonic Philosophy of Religion. A Process Perspective, State University of New York Press, Albany, 2005, pp. 15 sq.

5 Voir par exemple E. Papanouvtsoı, note5, 1971, pp. 118-119.

6 Voir par exemple O. Reverdin, La Religion de la cité platonicienne, éd. de Boccard, Paris, 1945, pp. 53 sq.

7 Voir P. Shorey, What Plato Said, University of Chicago Press, Chicago, 19652 [1933], p. 379 ; P. Boyancé, «La Religion astrale de Platon à Cicéron» (1952), pp. 312-349 et É. des Places, «Platon et le ciel de Syrie» in Mélanges de l'Université St. Joseph, XXXVII, Beyrouth, 1961, pp. 201-205, repris dans Études platoniciennes, 1929-1979, E. J. Brill, Leiden, 1981, pp. 190-195 et La Religion grecque. Dieux, cultes, rites et sentiment religieux dans la Grèce antique, J. Picard et Cie, Paris, 1969, pp. 256-259.

8 F. Solmsen, Plato's Theology, Cornell University Press, Ithaca, N. York, 1942, pp. 118-119 et 122, n. 52.

9 Voir P. Boyancé, Le Culte des Muses chez les philosophes grecs, de Boccard, Paris, 1972, p. 159.

10 F. Solmsen, op. cit., p. 288.


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