Bernard van Orley et la Renaissance à Bruxelles
Johannes Werix (attributed to), Bernard van Orley, engraving from Dominique Lampson,
Pictorum aliquot… Antwerpen, 1572, pl. 6.

1

« Contra Bernard van Orley ». Ce sont là les premiers mots de l’acte d’accusation de l’artiste lorsqu’en 1527, il est mis en cause pour hérésie lors d’un procès retentissant. Malgré sa position importante à la cour de Marguerite d’Autriche et dans la société bruxelloise, Bernard van Orley (avant 1490 – 1541) s’est en effet laissé tenter par les thèses de Luther. En tant que protagoniste principal de cette affaire, il est même enfermé à la prison de Louvain ! Bien qu’il ait probablement été mis à l’écart durant quelque temps, le peintre est engagé au service de Marie de Hongrie dès 1532. Réhabilitation a priori étonnante quand on sait qu’en 1523, Henri Voes et Jean Van Eschen, deux moines du couvent augustin d’Anvers, sont brûlés sur la Grand-Place de Bruxelles pour avoir refusé de renier la nouvelle foi protestante. Le rôle central de Bernard van Orley dans le milieu artistique bruxellois, notamment comme concepteur de projets de tapisserie pour la cour, citons les Chasses de Maximilien (Paris, Musée du Louvre) et la Bataille de Pavie (Naples, Musée Capodimonte) parmi d’autres tentures bien connues, a certainement joué en sa faveur. Cet épisode tend à témoigner du statut social, élevé, d’un artiste, qui est un acteur essentiel d’une époque de transition, entre tradition et renouveau, entre Gothique et Renaissance.

Depuis le 19e siècle, l’historiographie de la peinture des anciens Pays-Bas au Moyen Âge et à la Renaissance s’est surtout attelée à l’étude des plus célèbres Primitifs flamands d’un côté et des premiers paysagistes et peintres de genre de l’autre. Pendant longtemps, les maîtres anonymes du début du 16e siècle et la première génération de Romanistes (Bernard van Orley, Jan Gossart ou encore Joos van Cleve) n’ont suscité qu’un intérêt timide de la part de la critique. L’enracinement de ces artistes dans les traditions médiévales locales et leur tentative d’intégrer peu à peu les nouveautés en provenance d’Italie ont généré une esthétique complexe, pas toujours facile à goûter et définir. Depuis quelques années maintenant, l’importance de ces peintres en tant que médiateurs d’un nouvel art commence à être reconnue. En témoigne de manière exemplaire le catalogue raisonné de l’œuvre de Jan Gossart publié en 2010 à l’occasion d’une rétrospective organisée au Metropolitan Museum of Art de New York.

Cette année, l’œuvre peint de Bernard van Orley est à son tour sous les projecteurs grâce à une publication financée par la politique scientifique fédérale belge et rédigée par l’auteur de ce texte aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique : Catalogue of Early Netherlandish Painting in the Royal Museums of Fine Arts of Belgium. The Flemish Primitives. VI. Group Bernard van Orley (Brepols, 2013). En plus de donner des informations très complètes sur l’iconographie, les sources d’inspiration, la technique et le style de l’artiste, ce livre tente de répondre aux questions suivantes. Dans quelle mesure ce peintre à la croisée de deux mondes prolonge-t-il les traditions flamandes ? Comment s’approprie-t-il peu à peu un style influencé par la Renaissance italienne ? Peut-on déduire de son travail l’adoption de pratiques d’atelier usitées dans la péninsule méridionale ? Quelle est la part de l’activité de l’atelier dans la réalisation des œuvres ?

Si l’activité artistique de Bernard van Orley est attestée de 1515 à sa mort en 1541, la majorité de ses peintures signées et/ou authentifiées par des archives a été réalisées entre 1510 et 1525. La réputation de l’artiste a très tôt traversé les limites de Bruxelles. En effet, les premières œuvres qui peuvent lui être rendues avec certitude sont les éléments subsistants de trois retables réalisés pour l’abbé de Marchiennes Jacques Coëne, probablement au début des années 1510 (comme élément subsistant de ces réalisations importantes, on peut citer la Naissance de Jean-Baptiste, conservée à New York, Metropolitan Museum of Art). Cette commande précoce par un client résidant en dehors de Bruxelles, tout comme celle de la Confrérie de la Sainte Croix de Furnes dès 1515, posent la question du début de la carrière de l’artiste. Sa date de naissance n’étant pas certaine (vers 1490 ?), il est difficile de conjecturer d’éventuelles dates de fin et de début d’apprentissage.

Son travail dans le domaine de la peinture est avéré dès 1515 et dans celui du vitrail seulement à partir de 1536-1537 (voir par exemple à la cathédrale des saints Michel et Gudule les magnifiques vitraux dont il a dessiné les projets). Son implication dans la réalisation de tapisseries, quant à elle, ne peut être envisagée que par des sources indirectes. Bernard van Orley est donc payé jusqu’à la fin de sa vie pour des peintures, mais, parmi ses œuvres signées et/ou documentées, seul le Triptyque de la Crucifixion (Bruges, Onze-Lieve-Vrouwekerk) semble avoir été conservé pour la période allant de 1525 à sa mort.

Ceci s’explique peut-être par la nature du travail de Bernard van Orley. Durant les années 1510 et le début des années 1520, il peint plusieurs retables monumentaux. Au cours des deux décennies suivantes par contre, il semble orienter l’activité de son atelier vers la production de portraits, tableaux épitaphes et autres œuvres de petite dimension. Ce changement de cap est parallèle à une intensification de son implication dans le domaine de la tapisserie, puis dans celui du vitrail. Il n’est pas impossible que cette réorientation vers une clientèle et des thématiques profanes, même ci celle-ci n’est pas exclusive, soit liée aux conséquences du procès de 1527. En effet, l’artiste a très bien pu recevoir moins de commandes des institutions ecclésiastiques et/ou lui-même favoriser une autre clientèle plus tolérante de son éloignement de l’orthodoxie.

D’après Bernard van Orley, Portrait de Marguerite d’Autriche,
Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts, Inv. 4059.

2Sa mécène la plus importante pourtant reste Marguerite d’Autriche, tante de Charles Quint et régente des Pays-Bas, pour qui il peint des portraits dès 1515. À l’époque, sa réputation est telle qu’il est engagé au service de Marguerite d’Autriche le 23 mai 1518. Pour celle-ci, il réalise quantité de portraits de personnes de la cour, dont un fameux de la régente en veuve, des œuvres de dévotion et même une peinture sur tissu reproduisant le Saint-Suaire du Christ, alors conservé à la Sainte-Chapelle de Chambéry !

Marginalisé un temps par son rapprochement du protestantisme naissant, Bernard van Orley reste néanmoins bien intégré dans la vie de sa ville et particulièrement de sa paroisse. Son implication dans diverses affaires relatives à l’église Saint-Géry et sa participation à la confrérie de saint Sébastien au sein de cette dernière en constituent des preuves indéniables. Son statut de notable est par ailleurs attesté par le grand nombre de biens et rentes auxquels il est attaché.


Page : 1 2 3 4 next