Tiens ?? Une pièce en wallon au Théâtre de Liège...

En Wallonie, les dialectes sont mal en point depuis plusieurs décennies; le site de l'UNESCO2 en classe une, le wallon, parmi les langues « en danger »; les trois autres figurent parmi les langues "sérieusement en danger" (picard, champenois et lorrain). Les chiffres de l'UNESCO sont à prendre avec beaucoup de précautions (que mesurent les enquêtes de vitalité : une capacité linguistique à comprendre, à produire un énoncé, la représentation que les locuteurs ont de leurs pratiques, le pourcentage de production dans la langue étudiée ?). Néanmoins, acteurs de terrain et scientifiques s'accorderont à dire que le nombre de locuteurs décroît depuis des siècles, et d'une façon plus alarmante depuis la seconde guerre mondiale. Les causes de cette désaffection sont bien connues : l'instruction obligatoire en français, avec pour corollaire chez nombre de parents l'idée que « pour réussir, il faut bien parler français », les mouvements de populations dus à l'urbanisation massive et au « tout-à-la-mobilité », le développement des médias, faisant entrer la langue standard au sein des foyers, via la radio d'abord, la télévision ensuite, etc.

vitrineL'expérience de chacun confirmera ce que les scientifiques constatent : dans les centres urbains, il devient rarissime d'entendre une phrase complète en dialecte. Ce dernier, lorsqu'il apparaît, est le plus souvent mobilisé pour ses ressources expressives au sein d'une production mixte : structure syntaxique française agrémentée d'une injure ou d'un mot tendre en wallon. Allez, mon petit poyon, tu viens ?, pour n'illustrer que la seconde catégorie. Face à cette diminution flagrante des emplois réels du dialecte s'élève un autre usage de ce patrimoine linguistique, plus symbolique. L'interjection et le surnom wallons sont investis d'une charge affective forte; ce petit patrimoine sera exploité pour exprimer une appartenance, un ancrage régional et, dans la relation entre l'émetteur et son interlocuteur, une cohésion au sein du groupe.

Vitrine d'une boutique de produits wallons 

plaquederueOn trouvera de multiples illustrations de cet investissement symbolique, des plaques des noms de rues bilingues aux tasses et t-shirt arborant des expressions truculentes; des traditions du 15-août (la messe en wallon, l'enterrement de Matî l'Ôhê) à celui des baptêmes d'étudiants; de l'annonce d'une nouvelle proposition de décret au parlement wallon, visant à promouvoir l'apprentissage du wallon en primaire, à l'enseignement, bien réel, à la Haute École de Jonfosse et dans de nombreuses écoles primaires de Wallonie. Plus largement, le patrimoine culinaire et folklorique wallon fait plus que jamais recette; c'est avec une pointe d'orgueil que le Wallon fait découvrir à ses amis français les boûquètes, le sirop de Liège ou lès boulèts-frites. Et ça marche ! Peu d'étudiants Erasmus repartent chez eux sans avoir goûté le légendaire pékèt et sans savoir qui est Tchantchès. Apparemment, donc, il n'existe pas de contradiction à se revendiquer wallon (notez le double sens du mot, désignant à la fois l'appartenance politique et linguistique) tout en ne parlant plus du tout la langue sur laquelle s'est construite la société wallonne durant un millénaire.

Cette revendication identitaire compense une fragilité à l'heure où, la crise aidant, être européen est un choix de raison et où se dire attaché à la Belgique relève presque de la provocation... La wallonité serait-elle la seule identité qui ne soit pas questionnée par les remous d'un contexte socio-démographique, politique et économique difficile ? Ce mouvement doit-il être décrit en termes de repli identitaire ou plutôt comme une forme de lutte contre un aplanissement de tous les particularismes, dans un monde de plus en plus globalisé ? Des mouvements similaires, dits renaissantistes, existent en Espagne, en France ou en Suisse. Selon le soutien du politique et le substrat dialectal subsistant, le projet des renaissantistes est plus ou moins ambitieux; en Wallonie, il est relativement limité, même s'il bénéficie d'une large visibilité sur Internet.

Il convient ici d'introduire une nuance. On l'a dit, la revendication d'une wallonité est relativement forte parmi une population en rupture avec la vraie langue qu'est le wallon — car il s'agit bien d'un système linguistique complet et complexe, avec une grammaire régissant l'organisation d'un lexique varié, permettant d'exprimer toutes les nuances de l'âme, comme l'ont illustré Henri Simon ou Albert Maquet. En revanche, c'est en vain que l'on cherchera de telles velléités identitaires chez les locuteurs natifs, qui ont hérité en culottes courtes de ces langues. Là où le dialecte est moins en danger, il est moins brandi en bannière. Suivant un mécanisme bien connu, c'est lorsqu'apparaît une conscience de la perte possible d'une variété linguistique que naît la fierté de parler celle-ci. Et la conséquence de ce processus est que souvent, l'engrenage de la perte est trop avancé pour être contré.

apprenezMais que faut-il souhaiter pour le wallon ? Qu'il soit enseigné dans les écoles, appris par nos enfants ? Qu'il redevienne un vecteur de communication, à l'instar et à côté du français ? Sans doute est-ce là le rêve de quelques-uns, mais il est utopiste et fonctionnellement intenable. Pour survivre, une diglossie doit répondre à des besoins. Or, le français a montré qu'il occupait très bien toutes les fonctions communicatives dans notre société.

En revanche, mener des actions de sensibilisation autour du dialecte, afin d'en conserver la mémoire, que ceux qui le souhaitent puissent encore lire ou entendre du wallon, que nos enfants sachent que le français n'est pas la langue originelle de notre région, voilà des combats à mener, qui n'ont rien de passéistes. Ce dernier point, spécialement, peut s'inscrire dans un mouvement d'ouverture aux autres langues : oui, c'est une richesse de posséder plusieurs langues; oui, la diglossie, qu'elle soit franco-wallonne, franco-italienne, franco-turque est une pratique normale. Et oui, nous avons d'autres richesses que le patrimoine de nos voisins d'outre-Quiévrain.

« Plus qu’une simple défense et illustration de la langue wallonne, le spectacle propose une mise en abîme intéressante où le wallon, si bizarre au début, nous redevient familier et nous rappelle les étrangers que nous sommes devenus à nous-mêmes », dit le site du Théâtre de Liège. C'est bien cette insécurité face à un patrimoine linguistique qui est exploitée — et dépassée, puisqu'il nous redevient familier. La réappropriation d'une langue, en écho à l'ancrage du Théâtre au cœur de la ville, voilà l'illustration d'une chose toute simple: pour pouvoir avancer et prendre son envol, chacun (et même chaque projet, tel que le flambant neuf Théâtre de Liège) a besoin de connaître ses racines.

 

Esther Baiwir
Décembre 2013

 

crayongris2Esther Baiwir est chercheuse FNRS à l’ULg, où elle enseigne la littérature wallonne. Ses travaux concernent la dialectologie et, plus largement, la linguistique historique des langues romanes.

 



francard1 Jean Brumioul, Marc Duysinx, Guy Fontaine, Hommage à Jean Rathmès (1909-1986), Liège, SLLW, 2013. Les activités et les publications de la SLLW sont consultables sur le site http://users.skynet.be/sllw/.
2 http://www.unesco.org/new/fr/culture/themes/endangered-languages/atlas-of-languages-in-danger/




Voir aussi : Michel Francard, Wallon, picard, gaumais, champenois. Les langues régionales de Wallonie, de Boeck, 2013

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