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Le Vieux Juif blonde : du drame universel au drame intime

03 décembre 2013
Le Vieux Juif blonde : du drame universel au drame intime

Du 28 novembre au 14 décembre, la compagnie Artaban présente au Centre Culturel Bruegel, à Bruxelles, Le Vieux Juif blonde  d'Amanda Sthers, dans une mise en scène d'Antoine Motte dit Falisse. Ce texte contemporain y est doté par de jeunes artistes d'une approche originale et audacieuse.

juifblondeC'est au sein du quartier des Marolles, dans un centre Bruegel actuellement en travaux de rénovation, que se joue cinq soirs par semaine et pour encore quinze jours une pièce au nom étonnant : Le Vieux Juif blonde. Il s'agit d'une œuvre de l'écrivain français Amanda Sthers, publiée en 2006 chez Grasset et créée la même année à Paris, au Théâtre des Mathurins, par Jacques Weber, avec l'actrice Mélanie Thierry comme interprète. Néanmoins, c'est pourvus d'un regard neuf que les membres de la compagnie Artaban se sont approprié ce texte, qu'ils n'avaient jamais vu représenté. Sous la direction d'Antoine Motte dit Falisse, ce qui était à la base un monologue est devenu un spectacle mobilisant plusieurs comédiens, de la musique et même quelques pas de danse, tout en conservant une grande sobriété dans sa mise en scène.

Le projet trouve sa constitution au Conservatoire Royal de Bruxelles, dont ses cinq artisans sont issus, mais son origine remonte aux humanités artistiques d'Antoine Motte dit Falisse à l'Athénée Royal de Fragnée, où il se découvre un coup de cœur pour ce texte tout juste édité. Il s'est entouré de Laura Dussard et de Valéry Stasser, diplômés comme lui en théâtre et art de la parole, ainsi que de Chloé Burlet qui, elle, a effectué son cursus en violon et d'Eve Louisa Oppo qui est chargée de l'assistanat à la mise en scène. Portée par cette équipe, leur version de la pièce est concrétisée une première fois en 2010 à l'occasion du festival Courants d'Airs, avant de l'être à nouveau actuellement — cette fois dans un cadre professionnel — grâce à l'accueil du Centre Culturel Bruegel qui la coproduit. Il est à noter que cette œuvre, qui vient d'être libérée d'une exclusivité sur ses droits de représentation, jouit d'une certaine popularité puisqu'elle a déjà été produite à Bruxelles au mois d'octobre, dans une mise en scène toute différente de Jack Levi.

Histoire à deux échelles, la pièce présente imbriqués l'un dans l'autre le drame personnel d'une fille de vingt ans et — plus implicite — le traumatisme universel de la Shoah.

Le Vieux Juif blonde, c'est l'histoire de Sophie : une jeune fille de première apparence ordinaire. Mais c'est aussi celle de Joseph Rosenblath, né à Vienne en 1931, qui partage son corps. Joseph est juif ; vieux aujourd'hui, il a survécu à Auschwitz. Le Vieux Juif blonde, c'est donc aussi l'histoire d'une maladie appelée trouble schizoïde et de l'incongrue cohabitation qu'elle suscite. Elle emprunte des aspects du récit de mémoire, bien sûr (la Shoah est un thème cher à Amanda Sthers, qui créa pour la Télévision française juive l'émission « Histoires d'en parler » visant à recueillir des témoignages de rescapés des camps de concentration), mais se constitue avant tout comme un drame intime, qui met en scène tour à tour la détresse du vieil homme et les blessures de la jeune fille ; l'impatience de la mère et le désarroi du père. C'est une histoire de blessure, au fond, car cette étrange situation n'est pas dépourvue d'une cause enfouie...

La salle est petite, d'une capacité de quelque quarante spectateurs. Les gradins resteront inoccupés car l'on est invité à prendre place en rond sur des chaises. Au centre, les acteurs sont déjà présents, immobiles. Pas de scène surélevée ici ; chacun est au premier rang et voit évoluer les comédiens à trois pas de lui, souvent plus près encore. Cette disposition inhabituelle et intimiste convient particulièrement à une pièce dont l'identité personnelle est le fil rouge ; selon l'expression de Valéry Stasser : ce cercle, c'est un crâne. L'obscurité règne d'abord, puis l'on visse une ampoule à un socquet qui pend du plafond. Elle clignote d'abord, chancèle un peu au bout de son fil puis se stabilise et enveloppe le plateau d'une lumière diffuse. Ce sont les trois coups de brigadier de cette mise en scène moderne : le conte commence. Les comédiens s'animent, le parquet craque.

Le spectateur étant au plus prêt de l'action, la mise en scène rejoint l'absence de pudeur du texte. Écartelé entre plusieurs interprètes, Le Vieux Juif blonde n'en reste pas moins du théâtre de l'intériorité, qui présente une véritable plongée dans l'intimité de son protagoniste.

C'en est vraiment un, de conte, car c'est au public que les comédiens s'adressent, l'interpelant souvent, cherchant ses regards. Le monologue est assumé par Laura Dussard et Valéry Stasser dont les prises de paroles s'alternent, parfois se superposent. Il n'y a pas de coulisses, dans ce théâtre ; mêmes muettes, les deux identités de Sophie – en scène déjà avant l'entrée du public – n'iront nulle part avant le dénouement final. Une audace de la mise en scène se trouve dans le partage du texte : contrairement à ce qu'on aurait pu attendre, c'est Laura qui prend en charge les passages où transparait la personnalité de Joseph Rosenblath, le vieux juif, et Valéry qui narre ceux focalisés sur Sophie, explicitant ainsi le basculement incessant du texte d'une personnalité à l'autre. L'effet est cependant réussi car cette dichotomie sexuelle entre l'interprète et son personnage est abordée avec une grande sobriété, sans que le jeu d'acteur tombe jamais dans la caricature.

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Avec cette ambiance de veillée, où l'ampoule électrique joue le rôle du traditionnel feu de bois, l'on n'est pas étonné d'entendre bientôt le son du violon. Parce que Sophie s'en plaint souvent : elle a des violons dans le cœur et dans la tête qui jouent « faux fort », qui s'amusent d'elle, « [riant] avec leurs rires de violons, à faire des blagues de violons, à jouer de vieux airs de vieux violons ». Or, comme c'est dans la tête du personnage que le cercle de spectateurs se trouve, la violoniste fait tout cela en son centre, de cette façon aussi explicitant le texte. L'instrument se fait donc tour à tour ironique, discordant, oppressant même et souligne ainsi ces moments de tension ou de relâchement. Il y aura également place pour de vraies mélodies, dont une accompagnées de paroles en yiddish, pleine de mélancolie. Mais le rôle de Chloé Burlet ne se cantonne pas à celui d'orchestre : elle incarne un personnage, elle aussi, qui sert d'arbitre lorsque le besoin s'en ressent, interrompant le vieux juif qui, goguenard, veut sans cesse raconter des blagues ou couvrant de ses coups d'archet la dispute de Sophie et de ses parents.

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La pièce dure environ une heure, qu’on ne voit pas passer. Des premières tirades volontiers sarcastiques du vieux juif — certes fort grincheux mais plein d’humour — l’on passe aux questionnements d’une Sophie à l’identité tiraillée, tandis que le voile de son mal-être se lève progressivement.

Le Vieux Juif blonde telle qu’elle est mise en scène par la compagnie Artaban est une pièce d’une grande sobriété. C’est dans un décor presque vide que les interprètes évoluent, se reposant avant tout sur la richesse du texte et leur talent d’acteur pour donner vie à ce drame humain. Pas d’accessoires non plus, si ce n’est des barrettes à cheveux et un T-shirt rouge, qui sont là en tant que symboles du traumatisme et de son dénouement plutôt que dans une intention mimétique. Le conte n’a pas besoin de plus : guidé par le violon, la voix et le regard, son public s’aventure sans résistance dans le monde de Sophie, qui cache derrière son pitch sommaire le large panel d’émotions des grandes œuvres. Une belle réussite.

Au terme de la représentation, nous sommes allé à la rencontre de la compagnie Artaban, afin de discuter avec ses membres des particularités de cette mise en scène…

À la base, Le Vieux Juif blonde est un monologue, mais réparti, dans cette mise en scène,  entre deux personnages. Ce découpage s'est-il imposé de lui-même ou a-t-il été fait en fonction du groupe d'acteurs disponible ?

Ève Louisa Oppo : C'est une idée d'Antoine Motte dit Falisse, le metteur en scène, qui est apparue à sa lecture du texte et qui précède donc l'équipe : diviser Sophie et le vieux juif. Et la violoniste. Ce sont trois personnalités, qu'il a voulu faire apparaître chacune séparément. C'est une vraie volonté de mise en scène, qui a du sens : c'est donner matière à chaque identité qui apparaît dans le texte. Cependant la pièce est prévue pour une jeune femme, qui prend en charge les deux personnalités. Dans les didascalies, c'est bien clair que c'est une seule personne ; c'est écrit comme un monologue. C'est la volonté d'Antoine de le fracturer, à destination du plateau.


Cette division s'est faite à la fois logiquement, puisqu'elle suit la focalisation du texte, et illogiquement puisque les interprètes sont comme inversés : Laura joue le rôle du vieux juif, et Valéry celui de la jeune fille...

Eve : C'est la deuxième idée de mise en scène qui lui est apparue spontanément. Cela prolonge l'idée de la schizophrénie, que les personnalités ne sont pas à leur place. Il y a trouble de l'identité, que ce soit l'identité sexuelle, l'identité de genre, l'identité mentale... Tout cela se rejoint. L'idée de la dualité dans la schizophrénie est reprise au travers du genre.

Faut-il y voir un postulat théorique, disant qu'il y a une part féminine et une part masculine chez chacun ?

Eve : Cela s'est fait instinctivement. C'était surtout une idée intéressante par rapport au fait qu'il s'agit d'une adolescente qui n'est pas bien dans son corps. De là est venue cette inversion des sexes. C'est après – bien après car on est trois ans après la première mise en scène – qu'on s'est mis à réfléchir aux liens que cette décision pouvait avoir avec les études de genre et à tout ce que cela peut connoter philosophiquement. On n'a pas voulu traiter l'identité de genre ; c'est venu en accord avec nos idées et, surtout, en accord avec la pièce. Il ne s'agit pas de superposer ce thème très actuel sur un texte existant, c'est plutôt intrinsèque au personnage de Sophie ; cette dualité existe dans le texte. Cela dit, sans que ce soit pour nous une volonté première, nous sommes en accord avec ce que cette mise en scène peut connoter.

Dans le texte édité, il y a une scénographie suggérée, assez précise. Vous ne l'avez pas conservée...

juifLaura Dussard : La scénographie est venue avec la division du texte, avec l'envie que les gens se sentent concernés. On a donc évité de faire un truc frontal. À partir du moment où on est en cercle, on ne pouvait pas employer des miroirs, des poupées... Il fallait quelque chose d'épuré, où il y ait juste Sophie.

Eve : Le cercle représente un peu l'enfermement dans lequel elle est, l'oppression. C'est la tête de Sophie. À nouveau, c'est une volonté de départ d'Antoine, très précise. L'ampoule a une importance magistrale : elle peut être allumée, éteinte ou clignoter. Il y a quelque chose de l'ordre de la conscience, quand l'ampoule s'allume, qui n'est pas présent quand elle est éteinte. Et quand elle clignote, c'est comme pour dire « attention » ; cela signifie un moment fragile, la déviance, le passage d'un corps à l'autre, le passage sur un sujet sensible. C'est une scénographie de conte qui utilise surtout le symbolique. 

C'est aussi une scénographie qui intègre le spectateur. Comment avez-vous abordé cet aspect de la mise en scène ?

Laura : Il était obligé par le texte, puisque celui-ci réclame l'intégration d'une description du public et contient beaucoup d'adresses à l'audience, à qui il pose des questions. Valéry Stasser et moi, nous ne nous parlons jamais ; s'il n'y avait pas le public, nous serions vraiment seuls.

Valéry Stasser : Le public est notre partenaire, en fait. Parce que nous, étant la même personne, on ne se parle jamais. Avec notre mise en scène, ce n'est plus un monologue au sens strict mais ce n'est pas pour autant un dialogue ; c'est un double monologue. On raconte notre histoire au public. Cela passe beaucoup par le regard, puisque, avec cette disposition, chacun est au premier rang. On voit tous les gens dans les yeux, eux se voient l'un l'autre face à face... C'est inconfortable pour le spectateur, je pense. Il est sur la scène avec nous, on peut vraiment le dire ainsi.

Eve : Plus théoriquement, c'est en lien avec tout le reste. Le choix scénographique du cercle, cette place inconfortable du spectateur, tout cela est vraiment lié. C'est une volonté pour cette pièce, mais c'est aussi une vraie valeur théâtrale ; un refus du théâtre à l'italienne avec un quatrième mur et des spectateurs très peu concernés.

Déjà dans le texte, la musique est présente, puisque Sophie se plaint des « violons dans sa tête ». Vous avez choisi de traiter cet aspect de façon très explicite en faisant évoluer une violoniste sur scène et, en quelques endroits, en la faisant interagir avec les personnages.

Chloé Burlet : Le violon incarne un personnage, en fait. Ce n'est pas seulement de la musique pour accompagner qu'on va mettre de côté, séparée des acteurs. C'est un personnage qui sait la vérité et essaie en même temps de la faire dire aux deux autres pour qu'ils en prennent conscience, et de les protéger en servant de censure dès qu'il y a des agressions de la part des parents. C'est un peu le surmoi...

Eve : On a dédoublé le texte mais, au niveau de la mise en scène, il y a trois partitions et pas deux. Il y a trois personnalités, trois facettes. Sur scène, Chloé qui porte une robe assume aussi la part de féminité dont le personnage de Sophie, fort enfantin par opposition au vieux juif, est dépourvu.

De la sorte, pensez-vous avoir réinterprété, réinventé le texte d'Amanda Sthers ?

Eve : On l'a réinterprété dans le sens où c'est censé être un monologue. Ce que cela renvoie au niveau du spectateur est vraiment différent. Il y a une dimension moins intimiste et plus universelle, de par le fait qu'il y a un homme, une femme, de la musique. C'est une mise en scène qui, je pense, réinterprète le texte en l'ouvrant plutôt qu'en le clôturant.

Valéry : Je pense qu'on a pris beaucoup de libertés par rapport à la mise en scène et à l'interprétation, mais en respectant le propos. Ce qui est dit dans le fond du texte, c'est ce qu'on a voulu défendre. On a respecté l'esprit, ce que l'auteur a voulu transmettre. On ne l'a pas trahi. Mais c'est vrai qu'on a pris des libertés au sens où on a aboli des didascalies. Cependant, elle en met très peu : sur les mouvements, les intonations, elle ne dit rien...

C'est un texte complexe, qui demande une certaine interprétation. Comment l'avez-vous personnellement abordé : comme un drame intime, qui a une portée individuelle, ou comme drame plus global, avec une portée universelle ? 

Valéry : Il est clair que c'est une fable, déjà par le fait que la résolution de cette schizophrénie, médicalement parlant, est irréaliste. La Shoah n'est pas vraiment au centre du texte ; ce qui est au centre, c'est la notion de culpabilité : celle du vieux juif d'avoir survécu aux camps, celle de Sophie d'avoir survécu à sa sœur, la culpabilité de sa mère d'avoir pris un amant... Tous ces personnages sont coupables. C'est en ce sens-là qu'on a une fable, qui va au delà du simple drame psychologique.

Eve : C'est les deux, et c'est cela qui est génial. C'est l'un qui utilise l'autre et l'autre qui utilise l'un. C'est cela, la richesse du texte : à travers ce drame hyper intimiste, on a accès à quelque chose de beaucoup plus universel. Ce n'est pas anodin. Pourquoi avoir choisi l'identité d'un vieux juif rescapé de la Shoah ? Cela vient du complexe du survivant : l'on choisit la personne emblématique d'une souffrance légitime au sein de notre siècle.

Laura : Sophie avait une souffrance et elle en a pris une encore plus grosse. C'est un autre aspect du texte, qui parle à la fois des choses subies et des choses choisies...

Julien Noël
Décembre 2013

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Julien Noël est étudiant en 2e année du Master en Langues et littératures françaises et romanes.


 

Le Vieux Juif blonde d’Amanda Sthers
Du 28 novembre au 14 décembre au Centre Culturel Bruegel
Bande-annonce : http://vimeo.com/79420788
Renseignements et réservations : http://artaban.be/le-vieux-juif-blonde

Mise en scène par Antoine Motte dit Falisse
Avec Chloé Burlet, Laura Dussard et Valéry Stasser
Création musicale : Chloé Burlet
Assistanat à la mise en scène : Eve Louisa Oppo
Création lumières : Régis Masson

Une coproduction de la Compagnie Artaban et du Centre Culturel Bruegel

http://artaban.be
http://www.ccbruegel.be


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