Le Vieux Juif blonde : du drame universel au drame intime

Cette division s'est faite à la fois logiquement, puisqu'elle suit la focalisation du texte, et illogiquement puisque les interprètes sont comme inversés : Laura joue le rôle du vieux juif, et Valéry celui de la jeune fille...

Eve : C'est la deuxième idée de mise en scène qui lui est apparue spontanément. Cela prolonge l'idée de la schizophrénie, que les personnalités ne sont pas à leur place. Il y a trouble de l'identité, que ce soit l'identité sexuelle, l'identité de genre, l'identité mentale... Tout cela se rejoint. L'idée de la dualité dans la schizophrénie est reprise au travers du genre.

Faut-il y voir un postulat théorique, disant qu'il y a une part féminine et une part masculine chez chacun ?

Eve : Cela s'est fait instinctivement. C'était surtout une idée intéressante par rapport au fait qu'il s'agit d'une adolescente qui n'est pas bien dans son corps. De là est venue cette inversion des sexes. C'est après – bien après car on est trois ans après la première mise en scène – qu'on s'est mis à réfléchir aux liens que cette décision pouvait avoir avec les études de genre et à tout ce que cela peut connoter philosophiquement. On n'a pas voulu traiter l'identité de genre ; c'est venu en accord avec nos idées et, surtout, en accord avec la pièce. Il ne s'agit pas de superposer ce thème très actuel sur un texte existant, c'est plutôt intrinsèque au personnage de Sophie ; cette dualité existe dans le texte. Cela dit, sans que ce soit pour nous une volonté première, nous sommes en accord avec ce que cette mise en scène peut connoter.

Dans le texte édité, il y a une scénographie suggérée, assez précise. Vous ne l'avez pas conservée...

juifLaura Dussard : La scénographie est venue avec la division du texte, avec l'envie que les gens se sentent concernés. On a donc évité de faire un truc frontal. À partir du moment où on est en cercle, on ne pouvait pas employer des miroirs, des poupées... Il fallait quelque chose d'épuré, où il y ait juste Sophie.

Eve : Le cercle représente un peu l'enfermement dans lequel elle est, l'oppression. C'est la tête de Sophie. À nouveau, c'est une volonté de départ d'Antoine, très précise. L'ampoule a une importance magistrale : elle peut être allumée, éteinte ou clignoter. Il y a quelque chose de l'ordre de la conscience, quand l'ampoule s'allume, qui n'est pas présent quand elle est éteinte. Et quand elle clignote, c'est comme pour dire « attention » ; cela signifie un moment fragile, la déviance, le passage d'un corps à l'autre, le passage sur un sujet sensible. C'est une scénographie de conte qui utilise surtout le symbolique. 

C'est aussi une scénographie qui intègre le spectateur. Comment avez-vous abordé cet aspect de la mise en scène ?

Laura : Il était obligé par le texte, puisque celui-ci réclame l'intégration d'une description du public et contient beaucoup d'adresses à l'audience, à qui il pose des questions. Valéry Stasser et moi, nous ne nous parlons jamais ; s'il n'y avait pas le public, nous serions vraiment seuls.

Valéry Stasser : Le public est notre partenaire, en fait. Parce que nous, étant la même personne, on ne se parle jamais. Avec notre mise en scène, ce n'est plus un monologue au sens strict mais ce n'est pas pour autant un dialogue ; c'est un double monologue. On raconte notre histoire au public. Cela passe beaucoup par le regard, puisque, avec cette disposition, chacun est au premier rang. On voit tous les gens dans les yeux, eux se voient l'un l'autre face à face... C'est inconfortable pour le spectateur, je pense. Il est sur la scène avec nous, on peut vraiment le dire ainsi.

Eve : Plus théoriquement, c'est en lien avec tout le reste. Le choix scénographique du cercle, cette place inconfortable du spectateur, tout cela est vraiment lié. C'est une volonté pour cette pièce, mais c'est aussi une vraie valeur théâtrale ; un refus du théâtre à l'italienne avec un quatrième mur et des spectateurs très peu concernés.

Déjà dans le texte, la musique est présente, puisque Sophie se plaint des « violons dans sa tête ». Vous avez choisi de traiter cet aspect de façon très explicite en faisant évoluer une violoniste sur scène et, en quelques endroits, en la faisant interagir avec les personnages.

Chloé Burlet : Le violon incarne un personnage, en fait. Ce n'est pas seulement de la musique pour accompagner qu'on va mettre de côté, séparée des acteurs. C'est un personnage qui sait la vérité et essaie en même temps de la faire dire aux deux autres pour qu'ils en prennent conscience, et de les protéger en servant de censure dès qu'il y a des agressions de la part des parents. C'est un peu le surmoi...

Eve : On a dédoublé le texte mais, au niveau de la mise en scène, il y a trois partitions et pas deux. Il y a trois personnalités, trois facettes. Sur scène, Chloé qui porte une robe assume aussi la part de féminité dont le personnage de Sophie, fort enfantin par opposition au vieux juif, est dépourvu.

De la sorte, pensez-vous avoir réinterprété, réinventé le texte d'Amanda Sthers ?

Eve : On l'a réinterprété dans le sens où c'est censé être un monologue. Ce que cela renvoie au niveau du spectateur est vraiment différent. Il y a une dimension moins intimiste et plus universelle, de par le fait qu'il y a un homme, une femme, de la musique. C'est une mise en scène qui, je pense, réinterprète le texte en l'ouvrant plutôt qu'en le clôturant.

Valéry : Je pense qu'on a pris beaucoup de libertés par rapport à la mise en scène et à l'interprétation, mais en respectant le propos. Ce qui est dit dans le fond du texte, c'est ce qu'on a voulu défendre. On a respecté l'esprit, ce que l'auteur a voulu transmettre. On ne l'a pas trahi. Mais c'est vrai qu'on a pris des libertés au sens où on a aboli des didascalies. Cependant, elle en met très peu : sur les mouvements, les intonations, elle ne dit rien...

C'est un texte complexe, qui demande une certaine interprétation. Comment l'avez-vous personnellement abordé : comme un drame intime, qui a une portée individuelle, ou comme drame plus global, avec une portée universelle ? 

Valéry : Il est clair que c'est une fable, déjà par le fait que la résolution de cette schizophrénie, médicalement parlant, est irréaliste. La Shoah n'est pas vraiment au centre du texte ; ce qui est au centre, c'est la notion de culpabilité : celle du vieux juif d'avoir survécu aux camps, celle de Sophie d'avoir survécu à sa sœur, la culpabilité de sa mère d'avoir pris un amant... Tous ces personnages sont coupables. C'est en ce sens-là qu'on a une fable, qui va au delà du simple drame psychologique.

Eve : C'est les deux, et c'est cela qui est génial. C'est l'un qui utilise l'autre et l'autre qui utilise l'un. C'est cela, la richesse du texte : à travers ce drame hyper intimiste, on a accès à quelque chose de beaucoup plus universel. Ce n'est pas anodin. Pourquoi avoir choisi l'identité d'un vieux juif rescapé de la Shoah ? Cela vient du complexe du survivant : l'on choisit la personne emblématique d'une souffrance légitime au sein de notre siècle.

Laura : Sophie avait une souffrance et elle en a pris une encore plus grosse. C'est un autre aspect du texte, qui parle à la fois des choses subies et des choses choisies...

Julien Noël
Décembre 2013

crayongris2
Julien Noël est étudiant en 2e année du Master en Langues et littératures françaises et romanes.


 

Le Vieux Juif blonde d’Amanda Sthers
Du 28 novembre au 14 décembre au Centre Culturel Bruegel
Bande-annonce : http://vimeo.com/79420788
Renseignements et réservations : http://artaban.be/le-vieux-juif-blonde

Mise en scène par Antoine Motte dit Falisse
Avec Chloé Burlet, Laura Dussard et Valéry Stasser
Création musicale : Chloé Burlet
Assistanat à la mise en scène : Eve Louisa Oppo
Création lumières : Régis Masson

Une coproduction de la Compagnie Artaban et du Centre Culturel Bruegel

http://artaban.be
http://www.ccbruegel.be

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