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Entrer dans la lande avec L.E.A.R.

20 November 2013
Entrer dans la lande avec L.E.A.R.

Après le Théâtre de Namur en octobre dernier, Antoine Laubin présente du 26 au 30 novembre au Théâtre de Liège son nouveau projet : L.E.A.R. Après Les Langues paternelles, cette adaptation du King Lear de Shakespeare (dont la réécriture est signée par Thomas Depryck)  lui permet de continuer l’exploration des rapports à la paternité, ici croisés avec ceux du pouvoir.   D’un drame en cinq actes, Laubin et Depryck font un spectacle à deux volets qu’articule la folie de Lear, son errance dans la lande tempétueuse. Le premier de ces volets suit de près la pièce originale et retrace, en un tableau, le chemin parcouru par les deux premiers actes de Shakespeare jusqu'au fol exil du souverain. Le second, quant à lui, se détache radicalement du texte et laisse l’intrigue tragique derrière lui pour proposer un ensemble composite écrit à partir d’un travail d’improvisation mené par les acteurs. L’éclatement de ce second volet correspond à celui des réflexions et remarques sur le pouvoir paternel et étatique qu’auront suscitées, chez les acteurs eux-mêmes, les questions soulevées dans la première partie de la représentation. Si les deux pans de la pièce semblent bien se distinguer nettement l’un de l’autre, ce n’est pas pour autant qu’ils désavouent toute continuité autre que celle, distante et reposée, du retour critique. Un nœud complexe et problématique parcourt le projet L.E.A.R., ses deux parties claquent comme deux volets agités par la tempête, qui ne s’écartent que pour se rabattre plus violemment l’un sur l’autre.

learKing Lear est une pièce traversée par deux intrigues ne se recouvrant que partiellement. La première, principale, prend source dans l’abdication de Lear. La seconde concerne la rébellion du fils bâtard du comte de Gloucester, Edmond, sa tentative d’usurper l’héritage de son frère Edgar, fils légitime, et de supplanter son père au pouvoir. Reprenons rapidement. Le roi Lear, lassé des responsabilités, aspire à jouir des avantages que lui confère son titre en léguant ses charges, responsabilités et richesses à ses trois filles. En contrepartie, il demande à chacune de celles-ci de prouver l’ampleur de son affection : « Parlez, mes filles : en ce moment où nous voulons renoncer au pouvoir, aux revenus du territoire comme aux soins de l’État, faites-nous savoir qui de vous nous aime le plus, afin que notre libéralité s’exerce le plus largement là où le mérite l’aura le mieux provoquée1 ». Les deux aînées, Goneril et Régane excellent à l’exercice, et leurs flagorneries plaisent au père souverain. La cadette Cordélia, ne cède quant à elle aucune once de son honnêteté à la flatterie : « Malheureuse que je suis, je ne peux lever mon cœur jusqu’à mes lèvres. J’aime votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins » (RL138). Mis en fureur par la démonstration d’amour si peu avenante de sa dernière fille, Lear voue celle-ci à l’exil avant de se défaire de sa couronne, malgré les protestations du fidèle comte de Kent, banni également par la colère du souverain.

Lear, accompagné de sa cour, prévoyait un séjour mensuel dans chacune des parts du royaume divisé en faveur des deux aînées et de leurs maris respectifs. Les couples amphitryons, rapidement lassés de ce père jouissant des reliquats de son autorité, lui ôtent bien vite ces privilèges. Frappé par l’ingratitude de ses filles, le vieux monarque s’enfonce dans la lande déchirée par cette tempête qui verra sa raison s’étioler. Une fois le père écarté, les deux sœurs intriguent entre elles pour tenter de s’arroger l’entièreté de l’héritage. Edmond tire avantage de la débâcle, il réussit à faire de son frère un fugitif et à s’arroger la place de son père. Alertée de la situation, Cordélia revient au bras du roi de France et de son armée, avec l’intention de rétablir l’ordre dans le royaume et le respect dû au père. Vaincue et faite prisonnière, elle sera étranglée dans sa prison. Le roi, repentant, a le temps de recouvrer la raison avant d’être terrassé par le chagrin. Edgar, revenu de son exil pour se venger de la trahison du frère illégitime, le terrasse, tandis que les deux sœurs s’entretuent. Âpre revanche, triste victoire. « Dans Le Roi Lear, il n’y aura pas de couronnement. Edgar n’a plus qui inviter. Tous sont assassinés ou sont morts. Le mot de Gloucester s’est accompli, "[…] ce grand monde s’usera jusqu’au néant"2 ». Au crépuscule du drame, quelques survivants hagards supportent la récompense du juste : un royaume désolé dont il reste à soutenir les ruines.

Deux actes enjoués pour mener à la perte des repères

learSi l’œuvre de Shakespeare comporte à l’origine une vingtaine de personnages, Laubin et Depryck n’en retiennent que la moitié. Seuls six acteurs soutiennent la dizaine de rôles qui interviennent durant la première partie de la pièce. Ces acteurs, dont nous verrons le rôle ambigu, attendent et accueillent leur public en chemises et habits de ville, un verre à la main. Les spectateurs installés, la représentation peut commencer. Au milieu de la scène, un canapé surdimensionné. Son large dossier est flanqué d’un triptyque de toile rouge barré de blanc, tandis que s’étale à ses pieds une table basse garnie de victuailles. Un tel espace scénique enchâsse la représentation dans un écrin ; il la cale entre les accoudoirs du fauteuil, le buffet et le tableau qui en prolonge le dos. Un seul lieu bordé de cuir réunit donc le jeu de tous les acteurs et focalise l’attention du spectateur qui ne trouve pas l’occasion d’éparpiller son regard.

La tempête

La première partie de la représentation est donc circonscrite en un foyer unique, mais elle ne renoue pas pour autant avec les codes du théâtre classique. Les acteurs incarnent explicitement plusieurs fonctions, et la dynamique qui résulte de leur partage contraste avec l’unité visuelle de la pièce. L’excédent de personnages à jouer implique pour les acteurs de devoir composer avec différentes voix. Ainsi, s’il est possible d’identifier du premier coup d’œil Lear et Cordélia, si les rôles de Kent, de Gloucester et de ses deux fils se fixent rapidement sur leurs interprètes respectifs, restent évanescentes les deux sœurs aînées, désincarnés leurs maris. Qu’à cela ne tienne, ils sont absolument nécessaires au déroulement du drame, leurs actes sont donc assumés par les acteurs en place, qui les scandent tels qu’ils auraient dû être joués. Ainsi Kent et Gloucester profèrent les discours de Régane et Goneril, et Cordélia prononce en place du roi de France son allocution au souverain démissionnaire. Mais si les acteurs attrapent au vol la réplique du personnage absent, ils ne reprennent pas nécessairement leur rôle une fois la tirade proférée. Ils peuvent également adopter une autre posture, celle de narrateur. Accompagnant les dialogues et les apartés, la narration situe l’action, précise le contexte, dresse un décor et ses figurants.

Lear1AlicePiemmeAMLPhotos © Alice Piemme



1 Shakespeare, Othello. Macbeth. Le Roi Lear, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 136. Désormais, nous nous référerons à cette édition dans le texte en utilisant l’abréviation RL suivi du numéro de page.
2 Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, Payot, Paris, 2006, p. 166

Cette mise en abyme de l’acteur re-présentant l’action dramatique, alliée à la circulation des rôles, met à jour l’ambigüité fondamentale qui règne sur le corps de l’acteur.  Qu’il joue son rôle, il embarque le spectateur dans son drame. Mais lorsqu’il le délaisse pour assumer la voix du narrateur, il sort de la fiction shakespearienne, il émerge de la scène pour faire face aux spectateurs, ni tout à fait acteur, ni vraiment performer. Et lorsqu’il se défait de cette seconde voix, il profite du jeu de ses condisciples en se hissant sur le dossier du gigantesque fauteuil-cadre. Devenu spectateur, il jouit de la représentation que lui offrent ses pairs en attendant d’y reprendre part. Ces trois postures étant toujours adoptées simultanément par les acteurs qui s’y relayent, elles multiplient les niveaux de représentation avec d’autant plus d’efficacité que celles-ci sont ramassées en un seul lieu.

Photos © Alice Piemme

Lear3Néanmoins, s’il y a bien quelque chose comme de la circulation et du mouvement entre cinq des six protagonistes qui se partagent la narration comme des jongleurs s’échangent des quilles, le dernier ne participe pas à ce mouvement. Lear, échevelé, débraillé, et d’abord ferme dans son rôle, finit par y être engoncé. Sa voix, peu enjouée, il ne la prête pas à la narration. Il garde près de lui sa truculence désabusée, ses désirs et l’aveuglement qui les accompagne. Il est le seul acteur à ne pas faire explicitement et continuellement état de sa condition hybride et problématique d’homme de chair incarnant par ses propres actes un personnage fictif. Mais malgré les apparences premières, il est aussi le seul à qui cette tension pose un réel problème. Les autres ont apparemment trouvé une solution qui leur convient, à moins qu’ils n’aient tout simplement pas saisi la tension qu’ils incarnent. Ils jouent de façon allègre et enthousiaste, sautillent entre le rôle qui leur a été assigné et la narration de l’intrigue, et se coulent dans le drame pour en ressortir aussitôt après. Mais le vieux roi, lui, n’exulte pas, il se démène et lorsque celui-ci hurle, désemparé, « Qu’est-ce donc que Lear ? », « Qui peut me dire qui je suis ? », les personnages-narrateurs à l’identité indistincte lui rétorquent : « L’ombre de Lear – L’axe médian de Lear – L’acteur qui joue Lear », autant de réponses charriant plus de difficultés que de solutions.

À la crise des valeurs que traverse le roi sénile suite à l’ingratitude de ses deux filles, correspond une crise existentielle qui l’entraîne vers la lande tempétueuse. La luminosité baisse tandis que croît un grondement sourd. Lear s’enfuit, les personnages restants se rassemblent et s’effrayent de la violence de la tempête tandis qu’ils la décrivent. Rassemblés sous le cercle que trace un seul faisceau lumineux, ils nous annoncent qu’une fois Lear abandonné aux éléments « l’histoire se finit vite et elle se termine mal ». Le drame, accéléré à l’extrême, se conclut en quelques secondes alors que le sort des malheureux protagonistes est annoncé sur un rythme effréné. La dernière source lumineuse s’est tarie pour laisser place à une obscurité que le grognement saturé soufflé par les baffles vient encore densifier.  

learSi le drame est bel et bien terminé, il en va autrement de la représentation. Du noir de la salle résonne la voix de Lear, qui est tout autant celle de Philippe Grand’Henry, qui l’interprète, et celle du poète dont il emprunte le discours. Errant dans la lande, l’ancien roi délaisse les compagnons d’exil dont Shakespeare l’avait affublé. Il s’entoure maintenant de Lautréamont et de Kim Wilde pour entonner un des chants de Maldoror au rythme du synthé de Cambodia. « Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignoble parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat3 ». Mais à cet instant de désorientation maximale, celui qui entonne le chant du fou est peut-être également le plus lucide, « Oh !, mélange de bon sens et d’extravagance ! La raison dans la folie ! » (RL218). Le duo du poète et de la chanteuse pop entraîne le spectateur dans l’égarement, par la déclamation envoûtante d’abord, par l’incongruité de la rencontre ensuite. Reste que cette tempête sonne comme l’allégorie fulgurante des rapports qui lient ensemble Cordélia et son père. En effet, le morceau revenant des années 80 raconte l’histoire de la perte d’un être aimé (« And all the love she knew has disappeared out in the haze »), tandis que Maldoror, maudit pour avoir maudit le Ciel, s’insurge contre la fourberie du fils de l’homme. Le spectateur doit retrouver la signification qui résiste à la perte de sens représentée ici avec force, car la folie de Lear opère la transition entre les deux parties de la pièce, et en tant que telle, sa raison, comme son absurdité doit être assumée. Si, chez Shakespeare, l’errance du souverain déchu marquait un tournant clé dans le fil dramatique pour le mener vers « la décomposition et le déclin du monde4 », il reste alors à assumer cette dissolution, et pour cela, tous les repères ont étés détruits.

 




3 Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Paris, Lattès, 1995, p. 273.
4 Jan Kott, Shakespeare notre contemporain,  p. 166.

Après la tempête

Dès lors, « quand Lear entre dans la lande, questionne sa légitimité, son identité, les acteurs et les spectateurs s’approprient ses questions. On entre tous dans la lande avec lui, pour se demander quelle est la place de l’individu dans le monde contemporain5 ». Le fauteuil qui accueillait l’ensemble de la représentation a éclaté en autant de morceaux qu’il y a d’acteurs et chacun en possède maintenant un fragment pour siège. La lande est devenue une agora formée par le demi-cercle des chaises-promontoires, auxquelles s’annexe une plate-forme surélevée bardée d’échelles. L’éclatement du divan massif de la première partie offre aux protagonistes un espace vide, tout au plus traversé par le câble d’un micro, dans lequel peuvent prendre place échanges et débats. Les acteurs sont attentifs aux confidences de leurs congénères, ils s’observent, s’écoutent, se disputent ou dialoguent : « Leurs points de vue sont contradictoires ; c’est un patchwork de rapports au pouvoir incompatibles : six individus qui bataillent sur le sens de ce qu’ils ont exposé dans la première partie6 ». C’est qu’il y a énormément à dire et à penser, et ce, depuis des points de vues innombrables. Car non contents d’interroger leurs propres vécus et souvenirs à l’aune de ce King Lear dont ils viennent d’offrir la représentation, ils mobilisent également les ressources de l’improvisation, sur la base des caractères de leur personnage, et mobilisent des référents extérieurs à la pièce, tels que des discours officiels ou des chansons, pour venir étayer leurs propos.

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Photos de répétitions © Marie-Valentine Gillard

Ainsi, de multiples entités se croisent autour des questions de la paternité et de la souveraineté qui intéressent Laubin et Depryck. Premièrement, la personne de l’acteur, livrant en son nom propre des parcelles de sa vie intime (ou du moins les livre-t-il comme telles, qui donc pourra s’assurer de la véracité des confidences ou leur degré de reconstruction ?). Ensuite, le personnage joué lors de la première partie qui est épisodiquement convoqué, soit de manière explicite, lorsque, par exemple, Marie Lecomte en vient à faire parler Cordélia, soit implicitement, comme lorsque Christophe Lambert et Pierre Verplancken citent l’échange de Gloucester et d’Edgar sur la falaise de Douvres. Enfin, les textes invoqués offrent autant d’éclairages possibles que de questions potentielles. Ainsi, lorsque les protagonistes se demandent comment le drame aurait pu être évité, jaillit la réplique « Marie, moi c’est Cordélia que j’ai envie d’entendre ». Et l’intéressée, regrettant l’excès d’orgueil de chacune des parties, de répondre en entonnant le « Je reviens te chercher » de Bécaud.

learFace à la multiplication des niveaux de sens et des échos fusant entre eux, le spectateur ne peut rester passif. Tiré du confort protecteur que lui offrait l’obscurité de son propre siège, il n’a plus rien à envier à cet enthousiaste homologue qui s’amuse à jouer son rôle sur la scène. Il est embarqué avec les acteurs dans la tempête, il se doit d’être actif et de se démener pour pallier l’effritement du sens. Il a également à tracer son chemin à travers des vestiges ne pouvant offrir le luxe d’une destination, d’un point de chute, ou d’un repère immuable. Le risque est alors que le texte implicite et pourtant primordial qui court sous l’éclatement des interventions successives des acteurs et qui ne peut être animé que par l’interprétation personnelle de celui qui l’aura décelé, ne réussisse pas à se manifester (et alors, qui sera en cause, du spectateur ou de l’œuvre ?), ou n’éveille aucun écho. Mais ce risque, inhérent à toute œuvre qui n’impose pas sa signification, n’enlève pas au travail de Laubin et Depryck le mérite de poser efficacement et explicitement certaines questions telles que celle de l’implication de l’acteur dans ce qu’il est amené à jouer, celle de l’engagement du spectateur devant recomposer ce dont il est témoin avec ses propres ressources, et celle, primordiale, de la possibilité de représentation de tels problèmes.      

Bastien Naniot
Novembre 2013

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Bastien Naniot est étudiant en 1re Master Arts du Spectacle à l'ULg.

L.E.A.R. au Théâtre de Namur : vidéo




5 Marie Baudet, Antoine Laubin, « Lignes de faille », in La Libre Belgique, Bruxelles, 03 octobre 2013, p. 42.
6 Marie Baudet, Antoine Laubin, p. 43.


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