Entrer dans la lande avec L.E.A.R.

Après la tempête

Dès lors, « quand Lear entre dans la lande, questionne sa légitimité, son identité, les acteurs et les spectateurs s’approprient ses questions. On entre tous dans la lande avec lui, pour se demander quelle est la place de l’individu dans le monde contemporain5 ». Le fauteuil qui accueillait l’ensemble de la représentation a éclaté en autant de morceaux qu’il y a d’acteurs et chacun en possède maintenant un fragment pour siège. La lande est devenue une agora formée par le demi-cercle des chaises-promontoires, auxquelles s’annexe une plate-forme surélevée bardée d’échelles. L’éclatement du divan massif de la première partie offre aux protagonistes un espace vide, tout au plus traversé par le câble d’un micro, dans lequel peuvent prendre place échanges et débats. Les acteurs sont attentifs aux confidences de leurs congénères, ils s’observent, s’écoutent, se disputent ou dialoguent : « Leurs points de vue sont contradictoires ; c’est un patchwork de rapports au pouvoir incompatibles : six individus qui bataillent sur le sens de ce qu’ils ont exposé dans la première partie6 ». C’est qu’il y a énormément à dire et à penser, et ce, depuis des points de vues innombrables. Car non contents d’interroger leurs propres vécus et souvenirs à l’aune de ce King Lear dont ils viennent d’offrir la représentation, ils mobilisent également les ressources de l’improvisation, sur la base des caractères de leur personnage, et mobilisent des référents extérieurs à la pièce, tels que des discours officiels ou des chansons, pour venir étayer leurs propos.

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Photos de répétitions © Marie-Valentine Gillard

Ainsi, de multiples entités se croisent autour des questions de la paternité et de la souveraineté qui intéressent Laubin et Depryck. Premièrement, la personne de l’acteur, livrant en son nom propre des parcelles de sa vie intime (ou du moins les livre-t-il comme telles, qui donc pourra s’assurer de la véracité des confidences ou leur degré de reconstruction ?). Ensuite, le personnage joué lors de la première partie qui est épisodiquement convoqué, soit de manière explicite, lorsque, par exemple, Marie Lecomte en vient à faire parler Cordélia, soit implicitement, comme lorsque Christophe Lambert et Pierre Verplancken citent l’échange de Gloucester et d’Edgar sur la falaise de Douvres. Enfin, les textes invoqués offrent autant d’éclairages possibles que de questions potentielles. Ainsi, lorsque les protagonistes se demandent comment le drame aurait pu être évité, jaillit la réplique « Marie, moi c’est Cordélia que j’ai envie d’entendre ». Et l’intéressée, regrettant l’excès d’orgueil de chacune des parties, de répondre en entonnant le « Je reviens te chercher » de Bécaud.

learFace à la multiplication des niveaux de sens et des échos fusant entre eux, le spectateur ne peut rester passif. Tiré du confort protecteur que lui offrait l’obscurité de son propre siège, il n’a plus rien à envier à cet enthousiaste homologue qui s’amuse à jouer son rôle sur la scène. Il est embarqué avec les acteurs dans la tempête, il se doit d’être actif et de se démener pour pallier l’effritement du sens. Il a également à tracer son chemin à travers des vestiges ne pouvant offrir le luxe d’une destination, d’un point de chute, ou d’un repère immuable. Le risque est alors que le texte implicite et pourtant primordial qui court sous l’éclatement des interventions successives des acteurs et qui ne peut être animé que par l’interprétation personnelle de celui qui l’aura décelé, ne réussisse pas à se manifester (et alors, qui sera en cause, du spectateur ou de l’œuvre ?), ou n’éveille aucun écho. Mais ce risque, inhérent à toute œuvre qui n’impose pas sa signification, n’enlève pas au travail de Laubin et Depryck le mérite de poser efficacement et explicitement certaines questions telles que celle de l’implication de l’acteur dans ce qu’il est amené à jouer, celle de l’engagement du spectateur devant recomposer ce dont il est témoin avec ses propres ressources, et celle, primordiale, de la possibilité de représentation de tels problèmes.      

Bastien Naniot
Novembre 2013

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Bastien Naniot est étudiant en 1re Master Arts du Spectacle à l'ULg.

L.E.A.R. au Théâtre de Namur : vidéo




5 Marie Baudet, Antoine Laubin, « Lignes de faille », in La Libre Belgique, Bruxelles, 03 octobre 2013, p. 42.
6 Marie Baudet, Antoine Laubin, p. 43.

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