Entrer dans la lande avec L.E.A.R.

Cette mise en abyme de l’acteur re-présentant l’action dramatique, alliée à la circulation des rôles, met à jour l’ambigüité fondamentale qui règne sur le corps de l’acteur.  Qu’il joue son rôle, il embarque le spectateur dans son drame. Mais lorsqu’il le délaisse pour assumer la voix du narrateur, il sort de la fiction shakespearienne, il émerge de la scène pour faire face aux spectateurs, ni tout à fait acteur, ni vraiment performer. Et lorsqu’il se défait de cette seconde voix, il profite du jeu de ses condisciples en se hissant sur le dossier du gigantesque fauteuil-cadre. Devenu spectateur, il jouit de la représentation que lui offrent ses pairs en attendant d’y reprendre part. Ces trois postures étant toujours adoptées simultanément par les acteurs qui s’y relayent, elles multiplient les niveaux de représentation avec d’autant plus d’efficacité que celles-ci sont ramassées en un seul lieu.

Photos © Alice Piemme

Lear3Néanmoins, s’il y a bien quelque chose comme de la circulation et du mouvement entre cinq des six protagonistes qui se partagent la narration comme des jongleurs s’échangent des quilles, le dernier ne participe pas à ce mouvement. Lear, échevelé, débraillé, et d’abord ferme dans son rôle, finit par y être engoncé. Sa voix, peu enjouée, il ne la prête pas à la narration. Il garde près de lui sa truculence désabusée, ses désirs et l’aveuglement qui les accompagne. Il est le seul acteur à ne pas faire explicitement et continuellement état de sa condition hybride et problématique d’homme de chair incarnant par ses propres actes un personnage fictif. Mais malgré les apparences premières, il est aussi le seul à qui cette tension pose un réel problème. Les autres ont apparemment trouvé une solution qui leur convient, à moins qu’ils n’aient tout simplement pas saisi la tension qu’ils incarnent. Ils jouent de façon allègre et enthousiaste, sautillent entre le rôle qui leur a été assigné et la narration de l’intrigue, et se coulent dans le drame pour en ressortir aussitôt après. Mais le vieux roi, lui, n’exulte pas, il se démène et lorsque celui-ci hurle, désemparé, « Qu’est-ce donc que Lear ? », « Qui peut me dire qui je suis ? », les personnages-narrateurs à l’identité indistincte lui rétorquent : « L’ombre de Lear – L’axe médian de Lear – L’acteur qui joue Lear », autant de réponses charriant plus de difficultés que de solutions.

À la crise des valeurs que traverse le roi sénile suite à l’ingratitude de ses deux filles, correspond une crise existentielle qui l’entraîne vers la lande tempétueuse. La luminosité baisse tandis que croît un grondement sourd. Lear s’enfuit, les personnages restants se rassemblent et s’effrayent de la violence de la tempête tandis qu’ils la décrivent. Rassemblés sous le cercle que trace un seul faisceau lumineux, ils nous annoncent qu’une fois Lear abandonné aux éléments « l’histoire se finit vite et elle se termine mal ». Le drame, accéléré à l’extrême, se conclut en quelques secondes alors que le sort des malheureux protagonistes est annoncé sur un rythme effréné. La dernière source lumineuse s’est tarie pour laisser place à une obscurité que le grognement saturé soufflé par les baffles vient encore densifier.  

learSi le drame est bel et bien terminé, il en va autrement de la représentation. Du noir de la salle résonne la voix de Lear, qui est tout autant celle de Philippe Grand’Henry, qui l’interprète, et celle du poète dont il emprunte le discours. Errant dans la lande, l’ancien roi délaisse les compagnons d’exil dont Shakespeare l’avait affublé. Il s’entoure maintenant de Lautréamont et de Kim Wilde pour entonner un des chants de Maldoror au rythme du synthé de Cambodia. « Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignoble parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat3 ». Mais à cet instant de désorientation maximale, celui qui entonne le chant du fou est peut-être également le plus lucide, « Oh !, mélange de bon sens et d’extravagance ! La raison dans la folie ! » (RL218). Le duo du poète et de la chanteuse pop entraîne le spectateur dans l’égarement, par la déclamation envoûtante d’abord, par l’incongruité de la rencontre ensuite. Reste que cette tempête sonne comme l’allégorie fulgurante des rapports qui lient ensemble Cordélia et son père. En effet, le morceau revenant des années 80 raconte l’histoire de la perte d’un être aimé (« And all the love she knew has disappeared out in the haze »), tandis que Maldoror, maudit pour avoir maudit le Ciel, s’insurge contre la fourberie du fils de l’homme. Le spectateur doit retrouver la signification qui résiste à la perte de sens représentée ici avec force, car la folie de Lear opère la transition entre les deux parties de la pièce, et en tant que telle, sa raison, comme son absurdité doit être assumée. Si, chez Shakespeare, l’errance du souverain déchu marquait un tournant clé dans le fil dramatique pour le mener vers « la décomposition et le déclin du monde4 », il reste alors à assumer cette dissolution, et pour cela, tous les repères ont étés détruits.

 




3 Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Paris, Lattès, 1995, p. 273.
4 Jan Kott, Shakespeare notre contemporain,  p. 166.

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