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Dis-moi ce que tu jettes…

25 novembre 2013
Dis-moi ce que tu jettes…

À la fois drôle et tragique, palpitant et sensible, virtuose dans sa forme et porté par un suspense narratif original, Ma déchetterie est un roman qui frappe l’imagination : quand sa lecture est terminée, on en garde un souvenir clair, fort et troublant. 

déchetterieL’auteur, Simon Maringe, est un nouveau venu dans le monde des lettres : Ma déchetterie est son premier roman. Mais la quatrième de couverture nous indique qu’il s’agit là d’un pseudonyme cachant un « professeur dans une université belge francophone ». Or, plusieurs noms de lieu, çà et là dans le roman, comme « Grivegnée » ou « Vaux-sous-Chèvremont », désignent clairement la région liégeoise. Il est dès lors légitime de penser que l’université belge en question doit être l’Université de Liège. Si cette déduction est juste (et, faut-il le dire, certains bruits de couloir sont de nature à la confirmer), notre institution doit se flatter de compter en son sein pareil écrivain : Ma déchetterie est, en effet, une vraie réussite.

Le sujet de ce roman est dérisoire en apparence : l’action se déroule dans un de ces lieux qu’en Belgique, nous appelons « un parc à conteneurs » et qui se nomme en France « une déchetterie ». Georges Martens, le personnage principal, qui est aussi le narrateur, passe ses journées dans la déchetterie de Sart-Moiret à laquelle il est profondément attaché. Il croit se rendre utile auprès de ceux qui y travaillent, alors que, plus que probablement, il joue la mouche du coche. Jour après jour, été comme hiver, il observe le comportement des citoyens qui se débarrassent d’objets qu’ils ont, pourtant, un jour achetés de leur plein gré. Martens est à la fois un paumé et un homme méthodique, de sorte que ses pensées rappellent parfois celles des personnages de Beckett, par exemple de Molloy. Aussi rit-on souvent en lisant ces pages, qui vont jusqu’au bout d’une logique absurde. Cependant, au fur et à mesure que le récit progresse, le rire laisse la place à diverses émotions : peur, pitié, effroi. La seconde partie du roman, moins humoristique, s’apparente en effet à une forme de thriller, une lente descente aux enfers qui comporte plusieurs rebondissements, que je vais me garder de dévoiler ici.

Mais les émotions suscitées par le récit, pour être fortes, ne sont jamais simples : elles demeurent toujours ambivalentes. C’est que le lecteur n’est pas amené à s’identifier à Georges Martens : il le suit à distance ; il s’intéresse à lui et il explore dans son sillage une forme de folie douce, qui risque de devenir de la folie furieuse.

En deçà de celles-ci, le lecteur a aussi accès à la folie du monde de la consommation. Le choix du parc à conteneurs est ingénieux à cet égard : sans doute est-ce la première fois qu’un pareil lieu a accès à la dignité littéraire. Et pourtant, il s’agit d’un chronotope particulier, dense, crucial, qui permet de mettre en scène toutes les classes sociales, et de les peindre dans un moment privilégié, à la fois public et intime. Sans en avoir l’air, Simon Maringe a écrit une fable profonde et ultra-contemporaine, qui capte un aspect de la vie moderne dans la société de consommation.

Cependant, l’écrivain a plus d’un tour dans son sac : la fable est présente, mais elle est déjouée de façon ludique. Le roman contient en effet la reproduction d’une brochure consacrée à la déchetterie où se lisent un témoignage de Georges Martens, un poème en prose, mais aussi et surtout une pseudo-étude anthropologique, sociologique ou psychanalytique. L’un des contributeurs s’est en effet amusé à procéder à une parodie d’analyse savante, références, jargon et notes en bas de page à l’appui. Cette parodie, menée de façon méthodique elle aussi, est tout à fait hilarante. Son style contraste avec la parole brute du narrateur et permet à Maringe d’exploiter, sans esbroufe, plusieurs facettes de ses talents d’écrivain. Mais l’essentiel n’est pas dans l’exercice de style : il est dans la dualité indécidable du propos. Maringe donne en effet à réfléchir (sur notre propension à jeter), tout en se moquant de la réflexion qu’il suscite. Le jeu parodique est en outre doublé par un jeu narratif : le texte de la brochure nous est donné une première fois tel quel, dans une autre police de caractère que la diégèse du roman, et il est ensuite commenté par Georges Martens, qui l’abomine, le considère comme irrespectueux et scatologique. L’on ne sait rien des intentions de l’auteur de l’article : se moquait-il du jargon ou jargonnait-il sérieusement et hors de propos comme le croit Martens ? Il est impossible de trancher le nœud gordien narratif tressé ainsi, avec quelle habileté !, par Simon Maringe.

Il en va de même pour Georges Martens : les jugements que le lecteur est amené à porter à son sujet ne cessent de fluctuer, de la tendresse au mépris moqueur, de la pitié au dégoût, pour en revenir à une autre forme de tendresse in fine. Martens est-il un monstre ou un malade ? C’est en tout cas un être humain.

Au total, Ma déchetterie apparaît comme un roman à la fois direct et complexe, drôle et subtil. S’il s’agit d’une espèce de conte moral, sa moralité est indécidable, ouverte, polysémique. Simon Maringe nous pose des questions auxquelles il feint de répondre, mais qu’en réalité, avec un sourire ironique, il laisse délicieusement  en suspens.

Laurent Demoulin
Novembre 2013

crayongris2Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle. Il est conservateur du Fonds Simenon de l'ULg.


 

Simon Maringe, Ma déchetterie, Dijon, Éditions Raison et Passion, 142 pages, 15€.


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