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Contes de Grimm en RDA. Interview de Katrin Löffler

09 novembre 2013
Contes de Grimm en RDA. Interview de Katrin Löffler

Katrin Löffler est docteure en littérature allemande de l'université de Leipzig. Ses recherches portent particulièrement sur la littérature allemande du 18e siècle et plus précisément sur les auteurs de Leipzig.  Née en Saxe en 1964, elle a passé son enfance et toute sa scolarité en RDA. Elle répond aux questions de Vera Viehöver.

Est-ce que vous vous rappelez quand, où et comment vous avez entendu parler des contes de Grimm pour la première fois ?

Oui, c’était à la maison. Mes parents nous on lu ces contes, à ma sœur et à moi, dès notre plus tendre enfance. La semaine, c’était ma mère qui s’en chargeait la plupart du temps ; le dimanche, par contre, on pouvait se faufiler dans le lit des parents et se blottir contre notre père qui faisait la lecture de façon presque théâtrale. On appréciait aussi les soirs où nos parents sortaient et où notre voisin, professeur de mathématiques et grand plaisantin, endossait le rôle de lecteur. Il envoyait le petit chaperon rouge au supermarché avec sa corbeille pour aller y acheter des gâteaux et du vin, et il riait quand je protestais : « Non, oncle Liesche, c’est pas comme ça ! »

Quel rôle jouaient les contes de Grimm dans les écoles est-allemandes ? Avez-vous des souvenirs personnels ?

Pour autant que je sache, les contes de Grimm ne jouaient pas de rôle particulier. Dans les écoles maternelles, on les a bien sûr lus aux enfants, mais en primaire et en secondaire, pour autant que je m’en souvienne, on n’en a pas parlé.

marchenEst-ce qu’il y avait une version des contes qui était particulièrement répandue en RDA ? Si oui, pourquoi ?

Il y avait un ouvrage avec de magnifiques illustrations du célèbre graphiste Werner Klemke qui a été récompensé à plusieurs reprises. La première édition est sortie en 1962 et, jusqu’à la fin de la RDA, il y en eu plus d’une vingtaine. Les nombreuses images, qui étaient souvent drôles, procuraient du plaisir aux petits comme aux grands. On peut toujours acheter le livre de Klemke. En comptant les éditions est-allemandes, on en est aujourd’hui à la 36e. Je ne possédais moi-même malheureusement pas ce livre, par contre je possédais un épais volume à reliure bleue, sans aucune illustration, que j’ai malgré tout usé jusqu'à la corde.

 

Vous rappelez-vous si certains contes des frères Grimm étaient particulièrement populaires auprès de l’État est-allemand ?

dasZaubermanchenOn peut mentionner les adaptations cinématographiques des contes, qui ont débuté dans les années 60 et 70. Ces films étaient réalisés avec soin, et je les ai regardés avec beaucoup de plaisir quand j’étais enfant. Je ne pouvais évidemment pas percevoir les éléments idéologiques qui y avaient été introduits ; je n’ai découvert ceux-ci qu’en les regardant de nouveau. Les interventions sont particulièrement évidentes dans Rumpelstilzchen  (le film est intitulé Das Zaubermännchen, littéralement « le petit magicien »). À la fin, Rumpelstilzchen, le « Nain Tracassin », n’est pas un vilain qui se déchire par le milieu, comme dans le conte – c’est au contraire un bon petit bonhomme qui se comporte comme un guide envers le jeune couple royal. Le personnage négatif est ici l’incorrigible trésorier, qui a une mauvaise influence sur le jeune roi et qui est finalement banni du pays, pour ainsi dire « déchu de sa nationalité ». C’est Hans, le courageux apprenti meunier, qui le remplace au palais pour conseiller le roi ; c’est la classe ouvrière qui participe au pouvoir en quelque sorte.

Prenons un autre exemple : celui de La Belle au bois dormant. Ici, la treizième fée, celle qui n’a pas été invitée, accorde à l’enfant le don de l’assiduité, un don que le roi méprise puisqu’une princesse n’est pas censée travailler. Travailler, c’est pour le peuple ! À la fin du film, le roi est déchu et c’est sa fille, qui a appris à filer la laine, qui monte sur le trône. Le rouet est le véritable leitmotiv du film. Une des scènes clefs est celle où la princesse est assise sur le trône et file la laine, heureuse. C’est pour ainsi dire une iconographie séculière : la reine ouvrière et son rouet. Le conte de Blanche Neige est intéressant lui aussi : les sept nains sont un petit collectif de travail, avec un « chef » qui les rappelle à l’ordre constamment.

Quel rôle jouaient les contes russes en RDA ? Etaient-ils en concurrence avec les contes allemands ? A-t-on instrumentalisé les contes allemands et russes différemment ?

Les contes russes ont bien sûr été diffusés en RDA, mais je ne parlerais pas de concurrence entre les deux. On trouvait plusieurs éditions de contes russes, mais aussi des contes ukrainiens, lettons, etc. Les adaptations cinématographiques des contes soviétiques étaient très appréciées. Sans les revoir, je ne peux pas dire dans quelle mesure elles étaient instrumentalisées. D’après mes souvenirs, elles montraient une image assez sentimentale d’un peuple simple constitué d’ouvriers. Mais grâce à leurs personnages et à leurs scènes comiques elles étaient meilleures que les adaptations cinématographiques des contes allemands. La sorcière de ces contes, Baba-Jaga, qui est jouée par un homme, est tout simplement géniale.

Quelle place occupaient les frères Grimm dans la culture mémorielle officielle de la RDA ? Leurs autres œuvres littéraires avaient-elles aussi un rôle à jouer?

Je crois que les frères Grimm étaient tout à fait compatibles avec l’image culturelle et politique de la RDA, puisqu’ils s’étaient intéressés à la tradition populaire. Une des formes d’hommage public fut par exemple l’émission de neuf ou dix séries annuelles de timbres postaux avec comme thème les contes.

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En 1985, on a frappé une pièce de monnaie spéciale, de la valeur la plus élevée possible (20 marks), à l’occasion du 200e anniversaire de la naissance des frères Grimm, prenant comme référence la date de naissance de Jacob, né un an avant son frère Wilhelm. On a aussi donné leur nom à un prix en 1979. Il était attribué par le ministère de l’enseignement supérieur et technique à des personnes qui avaient contribué à la promotion de l’allemand et de la philologie allemande à l’étranger. En plus des contes, on a également publié leurs légendes. Et après 1945, des linguistes de l’Est et de l’Ouest ont participé à l’achèvement de leur dictionnaire monumental.

Pensez-vous que les contes aient eu une plus grande importance dans la culture de l’ancienne RDA que dans celle de l'Allemagne actuelle ?

On a envie de dire que oui, du moins quand on considère la production cinématographique riche et variée qui était soumise à l'influence de l'État. Toutefois, depuis quelques années, il y a de nouvelles adaptations des contes de Grimm pour la télévision publique allemande ZDF, que je trouve particulièrement réussies : des modernisations prudentes, avec beaucoup d’humour et une belle palette d’acteurs célèbres associés à de jeunes acteurs encore inconnus. Mais on ne peut peut-être plus faire une telle comparaison aussi facilement de nos jours, car l'offre médiatique s'est considérablement étendue au cours des dernières décennies, entre autres suite aux nombreux transferts interculturels.

Y avait-il une concurrence entre les contes et la littérature pour enfants conforme au système de la RDA ? Était-il possible de se démarquer politiquement via la lecture des contes ?

Non, il n'y a jamais eu une telle concurrence. Ce serait certainement un peu réducteur de tout voir sous un angle idéologique. À l'Est aussi, les contes appartenaient au canon de la littérature pour enfants, et pour les éditeurs ou les cinéastes est-allemands, comme pour ceux de l'Allemagne de l'Ouest, le but premier était de proposer aux enfants des livres, des pièces radiophoniques et des films bien faits.

coffretGrimm ZDF

Quelle importance ont les contes des frères Grimm aujourd'hui ?

Les contes sont profondément ancrés dans notre culture, et les films que j’ai mentionnés montrent à quel point ils restent une source d'inspiration pour les artistes en tout genre. On trouve sur le marché du livre de nombreuses versions illustrées, ainsi que des pièces radiophoniques, de nombreuses pièces de théâtres et spectacles de marionnettes, qui adaptent les contes et les mettent en scène. Les contes de Grimm restent, je pense, l'expérience littéraire intergénérationnelle la plus importante. C’est certainement lié à leurs personnages et situations types. Mais il y a de nos jours une telle offre de bonne littérature pour enfants que les contes vont probablement perdre de leur importance avec le temps.

 

gardeusedoiesQuel est votre conte préféré ?

Je n'ai pas vraiment de conte préféré mais je sais que certains m'ont particulièrement interpelée lorsque j'étais enfant, comme La Gardeuse d'Oies1. D'abord, l'histoire me fascinait : une camériste insolente et méchante force une humble princesse à changer de rôle, prend la place de celle-ci en tant que fiancée du fils du roi et fait tuer Falada, le cheval de la princesse, parce qu’il sait parler. Mais tout finit bien car le vieux roi entend, en se cachant derrière une porte, la véritable histoire de la princesse. Et puis, le conte contient beaucoup de vers qui se répètent : « Ô toi, mon Falada, qui est accroché là… ! », ou « Souffle, souffle, vent léger. Le bonnet de Conrad, Presse toi d’emporter », etc. Ce texte contient de nombreux archaïsmes auxquels j’étais sensible.



Propos recueillis par Vera Viehöver
Novembre 2013

crayongris2Vera Viehöver enseigne la littérature allemande à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la littérature du 18e siècle, la littérature judéo-allemande, la traduction littéraire et l'autobiographie en tant que genre littéraire


Traduction de l’allemand réalisée par Julie Claes, Catherine Deflandre et Lionel Pieffer, encadrés par Céline Letawe (Master à finalité spécialisée en traduction ULg)

 


 

1 Ndt. Une version française du conte est disponible sur http://sem.unige.ch/wp/reseauboimare/files/2012/01/La-gardeuse-doies.pdf


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