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Les contes retranchés

11 novembre 2013
Les contes retranchés

Jusqu’en 2009, il était impossible de trouver une édition en français de l’ensemble des contes des frères Grimm. Sur les 228 contes publiés dans une première édition, il n’en restait plus que 200 dans celle de 1856-1857. C’est en quelque sorte la suppression de ces 28 contes qui aurait marqué l’entrée des contes de Grimm dans la littérature pour la jeunesse. En effet, lorsqu’ils publient les premiers tomes, les Frères Grimm ont dans l’esprit un travail de collecte et de sauvetage d’un patrimoine, et les contes ne sont pas encore spécifiquement destinés à la jeunesse. Cependant, lorsque les Frères Grimm comprennent que leurs contes sont peu à peu compris comme adressés à un jeune public, ils décident de retirer de la sélection ceux qu’ils jugent peu adaptés à de jeunes oreilles. C’est le cas par exemple de celui qui a pour titre : « Comment des enfants jouèrent ensemble à s’égorger (Wie Kinder Schlachtens miteinander gespielt haben) ». Sont donc retirés de la sélection 21 contes jugés trop violents, mais également 7 autres contes trop proches de contes étrangers. Ces derniers ne correspondaient en fait pas vraiment au projet nationaliste et romantique de retranscription de l’esprit du peuple (Volksgeist).

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« En effet, le sauvetage du patrimoine populaire était le but ultime des Frères Grimm. Leur désir premier était de collecter une série de contes dans un contexte politique de construction d’une identité nationale. Il ne faut pas oublier que l’on est, à l’époque, dans une période où les mouvements nationalistes et le romantisme allemand sont en plein essor. Le contexte est finalement bien différent de celui dans lequel écrivait Perrault.» explique Daniel Delbrassine. « La volonté de singulariser leur recueil était également un des buts premiers des frères Grimm. Ils voulaient à tout prix donner l’image de « simples scientifiques » occupés à collecter des matériaux bruts qui, selon leurs dires, ne seraient pas retouchés. »

 

« Par un heureux hasard, nous fîmes la connaissance d’une paysanne de Zwehrn; c’est par elle que nous avons pu avoir une partie considérable des contes publiés ici, contes proprement hessois par conséquent, (...). Cette femme qui est encore vigoureuse et n’a dépassé qu’à peine la cinquantaine, s’appelle la Viehmännin (...). Elle conserve ces vieilles légendes fermement en sa mémoire, et c’est, dit-elle, un don qui n’est pas accordé à tout le monde. Elle raconte d’une façon réfléchie, sûre et extrêmement vivante, en prenant elle-même plaisir à l’histoire, d’abord d’une façon courante, puis si on le désire, en répétant lentement, si bien qu’avec un peu d’entraînement on peut écrire sous sa dictée. Plus d’un passage a été de cette façon conservé et on ne pourra pas ne pas en remarquer le ton de vérité1... »  (Wilhelm Grimm, préface au 2e tome (1815). Cité par É. Tonnelat, Les frères Grimm. Armand Colin, Paris, 1912)

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Et Daniel Delbrassine ajoute : « Aujourd’hui, de nombreuses études démontrent qu’il semblerait que nous ayons été abusés par le discours des frères Grimm. En effet, les études philologiques et linguistiques menées ces dernières années en Allemagne sont toutes arrivées  à la même conclusion : en réalité, les Frères Grimm (et surtout Wilhelm) ont  recréé artificiellement un ton oral populaire. Les travaux allemands les plus récents sur l’œuvre des Grimm (Rölleke et alii) mettent en évidence la qualité et la profondeur de leur intervention sur le matériau récolté, au point de considérer le résultat de leur travail comme des « Kunstmärchen », au moins sur le plan de l’écriture. Cette révision du statut des textes n’est possible que si l’on se libère de l’image que les Grimm eux-mêmes ont voulu donner (celle de simples scientifiques). Leur tentative de passer sous silence toute intervention de leur part était en fait motivée par leur volonté de servir la thèse du Volksgeist, « l’esprit du peuple » à la manière des romantiques, ce qui les conduisait à exclure toute autre forme de conte pour non-conformité à l’idéal de retour aux « origines authentiques ».

« Hans-Heino Ewers kam zu dem Schluss : Wilhelm schuf den volkstümlichen Ton, nicht das Volk. Es handle sich um Kunstmärchen, die den Eindruck der Volkspoesie erweckten, aber eine individuelle literarische Leistung Wilhelm Grimms seien und am Geschmack der gebildeten Mittel-und Oberschicht orientiert. » (Ursula Zierlinger, « Es war einmal... Märchen für den Unterricht neu entdecken », in K-JLF, 2012, p.18)

Traduction : H.-H. Ewers en est venu à la conclusion suivante : Wilhelm a reproduit le ton populaire, pas le peuple [lui-même]. Il s’agit de contes littéraires qui ressuscitaient l’empreinte de la poésie populaire, mais se trouvaient aussi marqués par l’intervention littéraire individuelle de W. Grimm et orientés vers le goût des classes moyennes et supérieures éduquées. 

Selon Zierlinger, les Grimm rejettent donc les autres formes de contes, en les présentant comme des falsifications, et donnent les leurs comme les seuls vraiment authentiques. Ils refusent toute modernité, toute satire ou ironie, créant un ton particulier, au premier degré, avec une oralité artificielle, pour donner ainsi l’illusion qu’il s’agit de récits issus du simple peuple. Ce sont des constantes stylistiques que les études ont mises en évidence, constantes qui témoignaient indéniablement de la « patte de l’écrivain ».

 

Première traduction des contes retranchés

grimmNous le disions au début de l’article, jusqu’en 2009, année de la parution de l’édition complète en français de Natacha Rimasson-Fertin (éd. José Corti), il était impossible de trouver une version française des contes qui avaient été retranchés. En fait, ce n’est pas tout à fait exact, puisque Daniel Delbrassine, passionné par les œuvres des Frères Grimm, s’était déjà prêté à l’exercice en proposant à la revue « Les Cahiers du Centre de Lecture publique de la Communauté française (C.L.P.C.F.) » une traduction de trois contes retranchés1.

Il nous confie : « À l’époque, j’étais le premier à exhumer des textes qui étaient inaccessibles en français. Je m’étais penché sur la version allemande qui fait autorité, celle de Heinz Rölleke, et j’y avais découvert des contes qui m’étaient inconnus. Finalement, ce qui était intéressant dans cette démarche de lecture des contes en langue originale, c’était de voir à quel point la langue de l’époque était limpide. Malgré les presque deux siècles d’écart, et des particularités de langue liées davantage à l’évolution de la civilisation et de ses réalités, je trouvais que c’était un allemand simple et très accessible. »

Le lecteur trouvera ci-joint la traduction très littérale du conte retranché n° 3.  (On a préféré rester très proche du texte allemand, afin que le lecteur francophone garde le contact avec le style original).

Texte retranché n° 3 :
Comment des enfants jouèrent ensemble à s’égorger I  (Trad. Daniel Delbrassinne)

Dans une ville nommée Franecker, située en Frise occidentale, de jeunes enfants de 5-6 ans, fillettes et gamins, jouaient ensemble. Et ils avaient fait en sorte qu’un petit garçon devait être le charcutier, un autre devait faire le cuisinier, et un troisième gamin devait jouer le rôle de la truie. Une petite fille, comme prévu, devait être cuisinière, et une autre serait sous-cuisinière. La sous-cuisinière devait recueillir dans une petite poêle le sang de la truie, afin que l’on puisse faire du boudin. Le charcutier poussa alors, comme convenu, le gamin qui devait faire la truie, le jeta à terre et lui trancha la gorge avec un petit couteau; la sous-cuisinière recueillit le sang dans sa petite poêle. Un conseiller municipal, qui passait là par hasard, vit cette catastrophe : il emmena sur l’heure le charcutier avec lui et le conduisit à la mairie, où le Conseil était justement réuni. Ils siégèrent tous sur cette affaire et ne surent pas quelle position adopter, car ils voyaient bien que cela était le fait d’enfants. L’un des conseillers, un vieil homme sage, donna le conseil suivant: que le plus haut magistrat prenne dans une main une belle pomme rouge, et dans l’autre un Gulden rhénan, qu’il appelle l’enfant vers lui et lui présente les deux mains en même temps. Si l’enfant prenait alors la pomme, il devait être reconnu innocent, si par contre il préférait le Gulden, on devait alors le mettre à mort. Le conseil fut suivi : l’enfant saisit la pomme en riant et fut donc exempté de toute punition.

 

Daniel Delbrassine et Vincianne d'Anna
Novembre 2013

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Vincianne d'Anna est journaliste indépendante, spécialisée en littérature de jeunesse

microgrisDaniel Delbrassine est chercheur en littérature de jeunesse à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la littérature pour adolescents.


 

1 «Les contes de Grimm: présentation et traduction de quelques inconnus en français qui témoignent de l'entrée des Contes de l'enfance et du foyer dans la littérature de jeunesse», in Les Cahiers du CLPCF, 2002, p.19-22.)


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