Il était une fois en RDA… Les contes de Grimm et l’idéologie communiste

La désinvolture des illustrations

klemkeQuand on jette un œil aux illustrations, on est tout d’abord surpris : tout à coup, les discours idéologiques semblent avoir disparu. Les positions radicales transmises dans les introductions et autres textes des illustrateurs ne transparaissent qu’à travers quelques détails. On peut citer les tenues simples des princesses, l’allure déterminée des héros du petit peuple, le bonnet coquet et quelque peu effronté du Petit Chaperon rouge illustré par Werner Klemke. Mais, de manière générale, c’est très clairement l’art et l’imagination qui priment ici. Cela reflète bien l’ambiguïté de la réception des contes en RDA : d’une part, ils font l’objet d’une appropriation idéologique qui se manifeste dans des documents pédagogiques ; d’autre part, les idées théoriques ne pénètrent que peu la réalité quotidienne – les contes sont très souvent lus pour le plaisir, tout simplement.

La richesse des œuvres se marque en premier lieu dans leur diversité : des dessins à la plume, des aquarelles, des silhouettes, des collages. Certaines œuvres relèvent d’une ten­dan­ce réaliste, d’autres manifestent un haut niveau d’abstraction ; les couleurs sont tantôt très vives et contrastées, tantôt plus ternes ou limitées à quelques tons. Ici, le lecteur peut aussi laisser libre cours à ses propres interprétations, il peut apprécier, savourer – et laisser l’idéologie de côté.

neupert friedrichLa silhouette de Luise Neupert (1926-2010), illustrant l’épisode du conte « La lune » où quatre jeunes hommes issus du pays de l’obscurité décident de voler la lune, est sans pareil : l’inquiétude diffuse se marque par les gestes accablés et les ombres allongées des per­sonnages ainsi que par les formes tourmentées des branches sur lesquelles se sont ras­sem­blés des corbeaux. La silhouette de cet arbre et l’ambiance glauque rappellent incon­testablement certaines peintures de Caspar David Friedrich, notamment « Raben­baum ».

Ci-contre : Luise Neupert, illustration du conte La lune
Caspar David Friedrich, Rabenbaum, 1822

L’œuvre de Werner Klemke (1917-1994) mérite qu’on s’y attarde un peu plus longue­ment. En 1963, il y a exactement cinquante ans, il publie ses illustrations des contes de Grimm dans un ouvrage qui remporte alors le prix du plus beau livre (« Schönstes Buch des Jahres »). Cet artiste extrêmement prolixe a illustré d’in­nom­brables classiques de la littérature, qu’il s’agisse du Décameron de Boccace ou d’œuvres de Jean Giraudoux, Peter Hacks ou Heinar Kipphardt. Artiste et créateur de livres, il se considérait lui-même comme un « Gebrauchsgraphiker ». Il ne niait donc aucunement les lois du marché du livre et se distanciait au contraire de toute tendance bibliophile. Pour lui, il n’y avait aucune raison de craindre ou d’abhorrer le livre de masse car son but était de créer un « bon livre pour tous11 ». Cette ouverture d’esprit lui permettra de travailler pour toutes sortes de sup­ports de petite ou grande dimension, qu’il s’agisse d’affiches, de prospectus, de tim­bres et cartes postales, de façades d’immeubles, de décors etc12.  En outre, ses moyens artis­ti­ques étaient hautement diversifiés puisqu’il maîtrisait aussi la lithographie et la gravure sur cuivre.

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Cette posture se marque dans ses illustrations de contes, qui alternent entre petites illustrations en noir et blanc et images colorées de grand format où les couleurs se détachent sur un fond noir. Parmi les traits distinctifs de ces œuvres, on peut mentionner la parenté avec la gravure sur bois ou cuivre, une tendance à l’abstraction, les jeux d’ombres et la représentation grotesque de certains person­nages, une certaine géométrie dans la représentation des éléments floraux qui encadrent souvent le récit narratif. Klemke a par ailleurs une prédilection pour les formes effilées et graciles qui confèrent une légèreté à ses personnages et, de manière générale, à ses illustrations. On notera aussi une mise en page consistant à présenter plusieurs épisodes de l’histoire en une seule image – un concept de narration qui rappelle les œuvres de Ghiberti à l’époque de la Renaissance italienne, par exemple la Porte du Paradis du baptistère de Florence.

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Ces caractéristiques évitent aux illustrations de Klemke de tomber dans un abus de réalisme et constituent leur originalité. Ses œuvres convainquent finalement par leur finesse, leur touche humoristique et leur tendance à se concentrer sur quelques éléments clés plutôt que de céder à l’abondance du dessin. Dans leur simplicité complexe, elles répondent aux œuvres et au style des frères Grimm et créent un rapport de complémentarité entre texte et image. C’est cet équilibre, correspondant également à une harmonie entre conviction politique et création artistique, qui en fait encore aujourd’hui des œuvres non seulement belles mais aussi uniques. À découvrir et à redécouvrir !

Valérie Leyh
Novembre 2013

crayongris2Valérie Leyh est doctorante FNRS à l'Université de Liège. Ses principales recherches portent sur la littérature du réalisme allemand (Theodor Storm, Adalbert Stifter, Theodor Fontane) et sur la littérature du modernisme viennois.

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Conseils de lecture

Grimm, Contes. Tome I et II, Traduction et présentation par Armel Guerne, Paris, Flammarion 2009-2013. Collection GF.

Sandrine Kott, Histoire de la société allemande au XXe siècle, tome 3 : La RDA, 1949-1989, Paris, Éditions La Découverte 2011. Collection Repères.

 

 

 


 

11 Horst Kunze : Werner Klemke. Lebensbild und Bibliographie seines buchkünstlerischen Werkes, Rudolstadt 1999, p. 22.
12 Ibidem.

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