Il était une fois en RDA… Les contes de Grimm et l’idéologie communiste

Les contes et l’école

Regina Fasold montre d’autre part à quel point les textes pédagogiques se référant aux contes étaient marqués par l’idéologie de la RDA. Les contes étaient censés opérer comme vecteurs de trans­mis­sion de valeurs morales comme la modestie, l’amitié, la fidélité, la justice, la serviabilité et le courage, mais aussi d’une certaine vision du monde. Les pédagogues Anneliese Kocialek et Waltraud Woeller étaient toutes les deux convaincues que les « Volksmärchen » allemands étaient centrés sur le combat perpétuel du peuple défavorisé, opprimé, exploité, contre les riches exploiteurs. Selon leur lecture, la morale communiste s’y trouvait donc très clairement inscrite.

mortCes écrits théoriques eurent des retombées plus pratiques dans l’élaboration des pro­grammes scolaires et du matériel didactique. Chaque conte devait occuper une place précise dans le projet d’éducation et de formation. Il en découla une panoplie de ma­nu­els élaborés pour les différentes années ainsi que des programmes pour les enseignants. Le choix des contes n’était d’ailleurs pas innocent : à côté des « grands classiques » (« Blanche Neige », « Cendrillon » etc.), ce sont les contes dont le contenu correspondait le plus à l’idéologie qui firent fortune. C’est notamment le cas du conte « Der Gevatter Tod » (« La mort marraine »), dans lequel un père s’adresse d’abord à Dieu, ensuite au Diable et enfin à la Mort :

Der Mann sprach : « Wer bist du ? »
« Ich bin der liebe Gott. »
« So begehr ich dich nicht zum Gevatter », sagte der Mann, « du gibst dem Reichen und lässest den Armen hungern. » […]
Der Mann fragte : « Wer bist du ? »
« Ich bin der Tod, der alle gleichmacht. »
Da sprach der Mann : «  Du bist der Rechte, du holst den Reichen wie den Armen ohne Unterschied, du sollst mein Gevattersmann sein7. »
  – Qui es-tu ? demanda l’homme.
– Je suis le Bon Dieu.
– Alors je n’ai aucun besoin de Toi comme parrain, déclara l’homme. Tu donnes aux riches et tu laisses les pauvres se mourir de faim ! […]
– Qui es-tu ? demanda l’homme.
– Je suis la Mort, devant qui tous sont égaux.
– Ta justice est la même pour tous, dit l’homme, tu ne fais pas de différence entre le riche et le pauvre et tu prends tout le monde semblablement. Tu seras la marraine de mon enfant8.

 

 

Dans cette version du conte, la phrase que les frères Grimm avaient insérée pour modérer la critique antireligieuse9 (« L’homme disait cela parce qu’il ne savait pas comment Dieu partage richesse et pauvreté ») a disparu. C’est là une des découvertes les plus déconcertantes de cette exposition et de ce catalogue : les partisans des contes en RDA, qu’il s’agisse des chercheurs ou des illustrateurs, n’avaient aucun scrupule à modifier les textes des frères Grimm afin de les rapprocher de leur idéologie.

Qui a peur de l’adaptation ?

Certaines illustrations des contes de Grimm ont rencontré très rapidement un franc succès. C’est le cas des œuvres de Werner Klemke, que l’on peut encore savourer à ce jour en se procurant la 32e édition des Kinder- und Hausmärchen du Kinderbuch Verlag Beltz. Cette édition a pourtant une particularité qui pourrait passer inaperçue à celles et ceux qui ne connaissent pas les différentes versions des contes. En effet, cet ouvrage contient des adaptations par Anneliese Kocialek, mais ne le mentionne nulle part ! Le degré d’adaptation varie d’un texte à l’autre : si le conte « Blanche Neige » ne contient que très peu de modifications, « Hänsel et Gretel » est retravaillé de fond en comble : le contenu est à certains endroits rendu plus explicite, les traits cruels de la sorcière sont accentués, les actes violents se voient atténués ; les références à Dieu sont presque toutes effacées et la réfé­rence à la mère impitoyable est remplacée par le renvoi à une « femme » (Frau). L’adaptation reste toutefois incohérente puisqu’à la fin du conte, la « femme » s’avère être la « mère ».

On pourrait être surpris de voir qu’il n’y a guère plus de 60 ans, Kocialek osait toucher à ces textes pourtant considérés comme des œuvres d’art à part entière, qu’elle n’envisageait donc pas l’idée d’intangibilité du texte. Mais comme le fait remarquer Fasold, l’attitude face aux contes de Grimm était encore toute autre à cette époque :

L’idée selon laquelle les contes de Grimm avaient pris, par le processus de scripturalisation, une forme littérarisée et unique, qui fixait un moment précis dans l’évolution culturelle et historique des contes, […] ainsi que l’idée selon laquelle il était par conséquent impensable d’intervenir dans ces versions, n’étaient pas encore partagées à cette époque10.

strubLes réflexions de l’illustrateur Heinrich Strub montrent à quel point la perception du statut d’auteur était différente jadis : on ne considérait pas tant les frères Grimm comme écrivains mais plutôt comme collectionneurs des contes. Les contes ayant été modifiés à de nom­breuses reprises par le peuple, on considérait qu’on pouvait sans problème les adapter aux nouvelles préoccupations. Strub fit ainsi renaître le conte « Sechse kommen durch die Welt » (« Les six compagnons qui viennent à bout de tout ») dans une nouvelle version plus apte à transmettre les in­ten­tions pédagogiques de son époque. Ces réflexions de divers illustrateurs, reproduites dans le catalogue de l’exposition, sont sans conteste des documents précieux pour tout qui s’intéresse à l’idéologie attribuée aux contes de Grimm.

 



7 Die Kinder- und Hausmärchen der Brüder Grimm, illustriert von Werner Klemke, Basel 2012, p. 135.
8 Jacob et Wilhelm Grimm : Les contes. Kinder- und Hausmärchen, texte français et présentation par Armel Guerne, Paris 1967, pp. 248-251. Ici : p. 248.
9 Cf. Heinz Rölleke : Die Märchen der Brüder Grimm. Eine Einführung, Stuttgart 2012, p. 102.
10 Regina Fasold : « Zum Umgang mit dem Erbe der Brüder Grimm in der DDR », in : Ideologie und Phantasie, pp. 17-24. Ici : p. 20. (Traduction : V. Leyh)

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