Il était une fois en RDA… Les contes de Grimm et l’idéologie communiste

fenetremuseeEn 2012, le « Brüder Grimm-Museum » de Kassel a rouvert ses portes au superbe Palais Bellevue et a conçu, en collaboration avec le « Literaturmuseum ‘Theodor Storm’ » à Heiligenstadt, une exposition temporaire qui éveille la curiosité. Comment les contes de Grimm ont-ils été perçus dans l’ancienne RDA et comment ont-ils été liés à l’idéologie de son régime politique ? Les organisateurs de cette exposition intitulée « Idéologie et imagination » ont choisi de traiter ce sujet sous un angle bien particulier : en présentant les œuvres d’un grand nombre d’illustrateurs est-allemands.

Sous le régime communiste, comme beaucoup d’autres régimes totalitaires, l’art était inextricablement lié à l’idéologie. Dans le cadre de la RDA, où l’art était censé participer activement à l’établissement et au développement du socialisme, cette situation avait deux conséquences majeures : d’une part, les artistes pouvaient y jouir d’un soutien dont leurs collègues ouest-allemands ne pouvaient que rêver ; d’autre part, l’art devait répondre aux critères – variables – établis par les plus hauts étages du pouvoir et se soumettre au contrôle de la censure, ce qui causa de multiples débats. Le Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED) accordait une telle d’importance à l’art parce qu’il était intimement persuadé que les activités culturelles avaient un impact direct sur la croissance économique1. C’est dans cet axe de la politique culturelle que s’inscrit ce que l’on a dénommé le « Bitterfelder Weg » : en 1959, lors de la conférence annuelle organisée par une grande maison d’édition dans une industrie chimique à Bitterfeld, Walter Ulbricht a clairement encouragé la classe ouvrière à « prendre la plume » : « Greif zur Feder Kumpel ! Die sozialistische Nationalkultur braucht Dich ! » (« Prends la plume, camarade ! La culture de la nation socialiste a besoin de toi ! »). Le fossé entre vie et art, artistes et peuple devait à tout prix être surmonté.

catalogueLa politique culturelle de la RDA maintenait en outre un rapport étroit au canon littéraire, elle favorisait la lecture d’écrivains de la littérature socialiste (entre autres Anna Seghers) mais aussi de la littérature bourgeoise et humaniste qui véhiculait une attitude positive face à la vie et à la réalité (comme Goethe et Schiller)2.

Le régime de la RDA s’avérant être une « Erziehungsdiktatur3 », une dictature de l’éducation, il ne paraît dès lors guère étonnant que les contes de Grimm aient également fait partie des œuvres soutenues et promues par le régime. Et pourtant – après les affres du national-socialisme, qui n’avait pas hésité à déformer ces contes à ses propres fins, la vision de ces œuvres était critique dans les zones d’occupation et on aurait donc pu s’attendre à une certaine réserve en Allemagne de l’Est4. Les nombreuses édi­tions parues très rapidement en RDA montrent toutefois que les contes de Grimm y avaient le vent en poupe.

C’est dans ce contexte que s’inscrit l’exposition temporaire à Kassel ainsi que le catalogue qui lui est consacré. Dans les trois articles qui précèdent les nombreuses illustrations et qui complètent les panneaux de l’exposition, les auteurs Bernhard Lauer, Re­gina Fasold et Kathrin Pöge-Alder fournissent un bel aperçu de la problématique en po­sant notam­ment les questions suivantes : pourquoi les contes de Grimm étaient-ils si propices à être instrumentalisés par l’idéologie communiste ? comment les contes s’inséraient-ils dans les programmes scolaires ? et comment ont-ils été traités et analysés ?

 

Les contes, incarnation de la force du peuple ?

À ce jour, la recherche scientifique souligne que les contes intégrés par les frères Grimm dans leurs Kinder- und Hausmärchen ne leur ont pas été racontés par des gens du « peuple » hessois mais par des connaissances issues de couches sociales cultivées, notamment de familles huguenotes5. La légende concernant l’origine populaire des contes a pourtant longtemps persisté, et les défenseurs des contes de Grimm en RDA adhéraient complètement à cette théorie : ils tenaient à tout prix à les considérer comme une création du peuple.

Dans son article, Regina Fasold évoque les travaux d’Anneliese Kocialek, qui consacra sa thèse de doctorat aux contes de Grimm et fut responsable de multiples éditions des contes. Selon Kocialek, les contes incarnent la force du peuple et sa volonté insatiable d’atteindre une vie meilleure. Dans cette optique, les contes mettent l’accent sur la famille, le village, les classes so­cia­les et représentent un peuple fort, actif, souhaitant améliorer ses conditions sociales. Cette notion de classes sociales réapparaît sans cesse dans les écrits de ceux qui se sont intéressés aux contes. Dans sa préface, l’illustratrice Lea Grundig (1908-1977) s’inscrit dans cette lignée en livrant l’interprétation suivante :

Tous les bons et beaux princes et princesses sont des enfants de la classe opprimée qui dans leurs rêves grimpent l’échelle de la société. Les méchants rois, par contre, reflètent clairement les conflits sociaux et leur critique. […] Le caractère social apparaît très clairement dans tous les contes. La représentation de la détresse des pauvres est toujours palpable, toujours réaliste, la splendeur de la cour royale est par contre générale, peu concrète et floue, comme les rêves qui ne sont que désirés et non pas vécus. […]6

 



1Cf. Stefan Wolle : Aufbruch nach Utopia. Alltag und Herrschaft in der DDR 1961-1971, Berlin 2011, p. 250.
2 Cf. Wolfgang Emmerich : « Die Literatur der DDR », in: Deutsche Literaturgeschichte. Von den Anfängen bis zur Gegenwart, Stuttgart/Weimar 2008, pp. 511-579. Ici : p. 515.
3 Ibidem, p. 511.
4 Bernhard Lauer : « Zum Umgang mit dem Erbe der Brüder Grimm in der DDR », in : Ideologie und Phantasie. Grimms Märchen in der DDR, sous la dir. de Regina Fasold et Bernhard Lauer, Kassel/Heiligenstadt 2012, pp. 9-16. Ici : p. 11.
5 Cf. par exemple l’article de Heinz Rölleke dans le numéro « Zeit Geschichte » consacré en 2012 aux frères Grimm : Heinz Rölleke : « Märchen über Märchen. Volkspoesie? Von wegen! Woher die Kinder- und Hausmärchen in Wahrheit stammten  », in: 200 Jahre Grimms Märchen. Ein deutscher Welterfolg und seine Autoren die Brüder Grimm, Zeit Geschichte. Epochen. Menschen. Ideen, 4/2012, pp. 38-44.
6 Lea Grundig : « Zu meinen Illustrationen der Grimmschen Volksmärchen, in: Ideologie und Phantasie, pp. 35-38. Ici : p. 35. (Traduction: V.Leyh)

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