Les contes et l'antimodernisme allemand

Depuis plus de 30 ans, la psychanalyse s’intéresse énormément aux contes de fées. L’interprétation freudienne qu’en donne Bruno Bettelheim, notamment, a été traduite dans de nombreuses langues et vendue par centaines de milliers d’exemplaires. Stephan Wunch, dans cette carte blanche,  s’agace de beaucoup de ses analyses…   Les textes anciens ne sont pas forcément de meilleure qualité que la littérature récente, explique-t-il, ni toujours recommandables pour les petits. De plus, bien qu’ils ne soient ni originaux ni authentiques, les contes « populaires » ont été récupérés en Allemagne par des idées politiques rétrogrades, qui font froid dans le dos…

 

bettelheimDepuis 1980, la traduction allemande du classique de Bruno Bettelheim Psychanalyse des contes de fées s’est vendue à plus de 300 000 exemplaires, rien que pour l’édition de poche. Le titre allemand Kinder brauchen Märchen  (littéralement « Les enfants ont besoin de contes de fées », plus accrocheur que l’original The Uses of Enchantement) a très certainement contribué à ce succès. Mais comme pour d’autres best-sellers, lorsque l’on regarde d’un peu plus près les quelque 400 pages imprimées en petits caractères, on s’étonne de l’engouement qu’elles suscitent. En effet, dès l’introduction, le lecteur constate que l’argumentation toute entière repose sur des idées et des concepts issus de la psychanalyse, l’une des fictions les plus palpitantes du 20e siècle.

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L’introduction théorique peut se lire en diagonale. Cependant, les analyses des contes ne sont digestes que si l’on a auparavant ingurgité et digéré les théories de Freud. En voici une mise en bouche : Le loup dans le Petit Chaperon Rouge incarne le danger « de céder aux désirs œdipiens » (p. 230). Les nains de Blanche-Neige « évoquent des associations phalliques » (p. 264) ; la méchante reine est « fixée à un narcissisme primitif et à un stade d’introjection orale » (p. 260). Et c’est le « complexe féminin de la castration » (p. 329) qui s’exprime lorsque la sœur de Cendrillon se mutile l’orteil pour rentrer dans le soulier tant convoité, « la pantoufle d’or-vagin » (p. 334) – hé oui, on retrouve tout ça chez Freud. Bon, et qui peut deviner la vraie signification du fuseau et des gouttes de sang versées par la Belle au bois dormant ? Exactement ! La sexualité est présente dans tous les contes de fées, surtout lorsque quelque chose est long, rond, velu, profond, glissant ou mouillé.

Pourtant, la sexualité n’occupe pas une place si importante dans les représentations que Bettelheim se fait de l’enfant et de l’enfance. Ici, il en va plutôt du sens de la vie, de la maturité intellectuelle et d’un développement sain. L’image qu’il donne de l’Homme est une image thérapeutique axée sur les catégories « sain » et « malade ». L’Homme, en particulier l’enfant, a fondamentalement besoin d’un accompagnement thérapeutique. Pour Bettelheim, les contes de fées constituent donc une sorte de pain complet dans l’alimentation intellectuelle de l’enfant. À l’opposé, il considère que la majeure partie de la littérature enfantine moderne a une faible valeur nutritive : elle ne thématise pas les « conflits intérieurs profonds, qui ont leur origine dans nos pulsions primitives et dans nos émotions violentes » (p. 21) – ce ne sont donc en quelque sorte que des chips et des Smarties pour l’esprit. Selon Bettelheim, les contes de fées aident les enfants à construire leur personnalité, car ils s’adressent à leur inconscient. En outre, ils ne sont pas le résultat d’une création consciente, mais sont nés et ont évolué de façon inconsciente au fil des générations – d’où l’appellation « contes populaires ». Les louanges de Bettelheim reposent sur un double mythe, à savoir le mythe de l’inconscient de l’enfant et celui de l’inconscient des contes de fées. Cette image du conte de fées est naïve, celle de l’Homme et de l’enfant est agaçante ; le jugement que porte Bettelheim sur la littérature enfantine moderne est antirationnel, antimoderniste et conservateur : Du balai, les trucs modernes ! Revenons aux bonnes vieilles histoires ! – et aujourd’hui encore, les idées de Bettelheim sont très répandues.

gretelJe ne parviens pas à comprendre. Pas de doute, les enfants ont besoin d’histoires. Mais je ne vois pas bien pourquoi les histoires de sorcières brûlées, d’orteils hachés et d’yeux crevés seraient particulièrement recommandables pour des enfants de quatre ans. Oui bon, c’est vrai qu’au 19e siècle, il n’y avait pas un grand choix de littérature pour enfants : peut-être la Bible, ô combien joyeuse ; plus tard, Wilhelm Busch et ses histoires de corbeaux martyrisés et de gamins déchiquetés ; et enfin « Pierre l’Ébouriffé », toujours en vente libre. Le succès des contes est d’autant plus étonnant qu’ils sont terriblement bizarres. Des personnages bizarres et archaïques ont des problèmes bizarres et archaïques et y font face avec des stratégies bizarres et archaïques. Et pourtant, le siècle passé est plus riche en bonne littérature pour enfants que tous les siècles qui l’ont précédé. D’excellents auteurs ont rédigé, avec tout leur sérieux esthétique et moral, une littérature enfantine de qualité et pleine d’humanité, aussi bien réaliste que fantastique, tantôt grave et tragique, tantôt drôle et optimiste. Il y a de quoi se mettre sous la dent.

Gretel pousse la sorcière dans le feu. Illustration de Theodore Hosemann

Et qu’en est-il des contes ? Ils ne sont, de toute évidence, ni originaux ni authentiques ; tels que nous les connaissons aujourd’hui, ils ne sont que le produit du romantisme du 19e siècle. À cette époque, on s’intéressait énormément à ce qu’on considérait comme « authentique », on rassemblait les « chansons populaires » et on se passionnait pour les « légendes tudesques », qui ont trouvé leur plus pure expression dans les adaptations de Wagner, comme la très célèbre chevauchée des Walkyries, souvent reprise par le régime nazi à des fins de propagande. Avec son opéra Hänsel et Gretel, Humperdinck, proche collaborateur et élève de Wagner, lui aussi touché par l’esprit allemand, a fait en sorte que le 19e siècle soit éternel. Les préceptes éducatifs valables jadis ne convainquent aujourd’hui plus grand monde, heureusement. Par contre, les livres pour enfants de l’époque, les contes, sont encore étonnamment prisés.

Oui, les contes de Grimm sont un véritable phénomène, mais ils sont avant tout un phénomène sur le plan de la réception. Ils représentent quelque chose d’éternel, de durable, qui ressurgit du passé dans notre présent si terre-à-terre ; ils constituent un morceau de « bon vieux temps » pour les enfants. Malheureusement, personne ne sait ce que ce « bon vieux temps » avait de bon, ni à quelle période il correspond exactement. En tout cas, il est difficile d’imaginer que le 19e siècle, caractérisé par son étroitesse d’esprit, sa pruderie et ses citoyens autoritaires, notamment en ce qui concernait l’éducation des enfants, puisse éveiller la nostalgie. Aujourd’hui, bâtons d’école et mauvaises notes nous paraissent inacceptables, même les femmes veulent voter, et nous ne croyons plus que la masturbation rend sourd. On aimerait libérer ces petits bourgeois assis dans leurs petits salons bourgeois, dressés et habillés comme de petites poupées ; les libérer de tous ces jolis petits habits, costumes de marin, règles de savoir-vivre et jeux d’épée. Les « contes populaires » s’intégraient bien dans ce cadre, même si les bourgeois ne voulaient pas vraiment avoir à faire au peuple. L’enfance au 19e siècle, ça fait froid dans le dos.

Les contes sont néanmoins parvenus à se débarrasser de leur odeur de renfermé. Qu’importe la direction du vent, ils arrivent toujours en tête. À la fin du 19e siècle, les maisons de pain d’épices étaient la crème de la crème de l’art culinaire et les adaptations pour l’opéra étaient le sommet de l’art musical. Les contes ont ensuite renoué avec leur folklore d’origine et ont connu une grande popularité auprès des Wandervögel, un mouvement de jeunesse allemand très proche de la nature. L’anthroposophie les a elle aussi trouvés à son goût. Et bien sûr, les contes populaires, comme on les appelle, étaient on ne peut plus propices à une instrumentalisation nationaliste. Par la suite, Bruno Bettelheim a écrit une nouvelle page dans l’histoire des contes en les livrant à une interprétation freudienne. Les analyses qui en résultent et qui, si on y regarde de plus près, sont inhérentes à une vision peu émancipatrice de l’Homme, ont rencontré un succès notoire auprès de ces Allemands à la recherche d’authentique qui vivaient dans des cabanes en torchis et faisaient leur pain eux-mêmes dans les années 1980.

Étonnamment, un inoffensif recueil d’histoires a pu, en peu de temps, servir à alimenter des conceptions du monde très différentes. Mais elles ont peut-être tout de même quelque chose en commun : un certain scepticisme par rapport à la société moderne, et une certaine nostalgie de cette harmonie entre culture et nature qui semble scellée dans l’illusion du conte populaire. On pouvait s’imaginer que, racontés dans toutes les maisons, les contes étaient arrivés à maturité tout seuls, sans qu’aucun intellectuel décadent ne doive intervenir. Ajoutez-y la légende de l’enfance innocente et le repas est prêt !

Ah, ces contes de Grimm, ils sont quand même bien, même s’ils ne sont pas particulièrement recommandables pour les enfants. Ce ne sont pas tant les contes en soi qui sont inquiétants, mais plutôt le fait qu’ils sont une excellente surface de projection pour des idées politiques rétrogrades. Certains jurent toutefois que les contes sont bel et bien ce qu’il y a de mieux pour les enfants, parce qu’ils sont anciens et authentiques, ou parce qu’ils proviennent du peuple, ou parce qu’ils analysent les pulsions inconscientes de l’Homme, ou parce qu’ils ne présentent aucun caractère artificiel, ou que sais-je encore – Tout ça me donne des frissons, j’entends déjà les Walkyries de Wagner.

 

Stephan Wunsch
Novembre 2013

 

crayongris2Stephan Wunsch a étudié la philosophie et la littérature allemande à l’Université d’Aix-la-Chapelle. Son mémoire portait sur l’historiographie et l’esthétique de Friedrich Schiller. En 2003, il fonde la compagnie de théâtre rosenfisch figurenspiel et travaille comme marionnettiste, metteur en scène et créateur de pièces



Traduction de l’allemand réalisée par Camille Adam, Jana Bellmund, Hajar Ben Tahaikt, Héléna Corman, Emmanuelle Defossez, Maxime Gutkin, Virginie Labeye, Julie Meynsbrughen, Julia Milosic et Lisa Schmit, encadrés par Céline Letawe (Master en traduction et interprétation ULg-HEL)