Wilhelm contre Jacob ou la domestication des contes

Jacob et Wilhelm Grimm n'ont pas toujours partagé la même vision des contes. La société bourgeoise du 19e siècle entendait protéger les enfants de toute mention de violence ou de sexualité. La première édition des contes a donc suscité bon nombre de réactions, auxquelles Wilhelm, contre l'avis de son frère Jacob, a répondu en retravaillant tous les passages litigieux.  C'est ainsi que des histoires destinées d'abord à toute la maisonnée, sont devenues des contes pour enfants.

efLes « Kinder- und Hausmärchen » (Contes de l'enfance et du foyer) des Frères Grimm se nomment ainsi parce qu'ils n'ont pas été imaginés uniquement pour les enfants, mais également pour le « foyer » (das ganze Haus). Et ce terme, dans la langue du 18e siècle et du début du 19e, fait référence aux habitants d'une même maison, c'est-à-dire la famille et ses employés. Cependant, en 1812, dès la parution de la première édition, une controverse entre Jacob Grimm et le poète Achim von Arnim survient : Peut-on publier, comme les Frères Grimm l'ont fait, des contes pour enfants et des contes pour adultes dans un seul et même livre ?

Arnim est sceptique et suggère d'ajouter sur la page de titre le conseil suivant : « Parents, à vous de choisir les contes appropriés pour vos enfants ». Jacob Grimm refuse de telles mesures de précaution. Selon lui, les appliquer reviendrait à écarter les enfants du foyer, à les retenir dans une chambre alors qu'ils font partie de ce foyer depuis toujours. Il ne juge en rien utile de ménager les enfants avec de bonnes intentions. Au contraire, il est d'avis qu'il faut confronter les enfants avec les situations conflictuelles des contes parce qu’ils vivent ces mêmes conflits dans la réalité du foyer. Une conception très moderne, pourrait-on dire.

L'histoire de la littérature pour enfants et adolescents montre toutefois que c'est la position d'Arnim qui s'est imposée à long terme. Ainsi, le 19e siècle marqué par les valeurs de la bourgeoisie conçoit l'enfance comme un espace protégé, dans lequel il n’y a de place ni pour la violence ni pour le désir. L'histoire de l'édition des Contes de l'enfance et du foyer reflète parfaitement cette tendance à l'apprivoisement de ce que le bourgeois considérait comme bien trop cru, bien trop indécent. Lorsque la première édition du recueil paraît en 1812, les Frères Grimm doivent faire face à une rude critique, y compris de la part des Romantiques, qui partageaient pourtant leur désir de se frayer un chemin jusqu'aux sources originelles du génie allemand. Brentano considère la « narration par fidélité comme extrêmement dissolue et débraillée» ; aussi regrette-t-il qu’on n’ait pas remanié de façon plus catégorique les textes originaux, conformément aux normes esthétiques d'usage. Albert Ludwig Grimm déplore qu'il n'y ait pas de « narrateur idéal » dans les contes et que la narration soit confiée à la voix du peuple. Les « bonnes d'enfants » et autres narrateurs non-qualifiés ne lui semblent pas être à la hauteur. 

grimmbWilhelm Grimm, le plus jeune frère, a accompli pratiquement seul les modifications des éditions suivantes. Il réagit à la critique de la première édition en retravaillant les textes du point de vue stylistique et aussi en réécrivant une partie du contenu. Il les rend en quelque sorte « enfantins » et, à travers ces changements, il les édulcore dans la plupart des cas. Ainsi, par exemple, les allusions trop explicites au fait que Raiponce tombe enceinte au cours des visites répétées du courageux prince sont éliminées. Dans Blanche-Neige, la mère aux pulsions meurtrières de la première version devient, dans la deuxième édition, la belle-mère. Wilhelm donne à la mère la place que l'idéologie bourgeoise prévoit pour elle. Cette tendance à expurger se retrouve également dans les détails stylistiques. Dans le conte intitulé Le Roi Grenouille, la grenouille dit à la princesse : « Mach dein Bettlein zurecht, da wollen wir uns hineinlegen », littéralement : « fais ton lit pour que nous puissions nous y coucher». La princesse, réalisant précisément ce qui l'attend, « s'effraie ». Dans la version de 1837, qui aujourd'hui reste la plus lue, on peut lire : « Mach dein seiden Bettlein zurecht, da wollen wir uns schlafen legen ». L’allusion à l’acte sexuel est occultée dans l’expression « schlafen legen », littéralement « aller au lit pour dormir ». Dans cette nouvelle version, c’est à cause des salissures des draps que la fille du roi se met à pleurer. Signalons aussi que le célèbre baiser avec lequel la princesse libère le prince du mauvais sort, baiser présent dans beaucoup d'adaptations futures, n'apparaît dans aucune des éditions des Frères Grimm. La princesse, forcée brutalement par son père à tenir sa promesse, jette au contraire de toutes ses forces la répugnante grenouille contre le mur et provoque la métamorphose inverse à travers cette action agressive.

Alors que l'acte de violence de la princesse n'est pas censuré par Wilhelm Grimm, d'autres contes sont retirés, parce que leur brutalité ne semble pas acceptable pour les enfants. Un exemple parmi ceux-ci est le conte intitulé Wie Kinder Schlachtens miteinander gespielt haben (Comment les enfants se sont amusés à se massacrer). Les enfants y jouent les rôles de boucher, cuisinier et cochon. L'histoire se conclut dans un véritable carnage, auquel personne ne survit.

Jacob, le frère aîné, n'est pas du tout d'accord avec les remaniements de son cadet. Cependant, comme il a laissé Wilhelm faire le travail plus ou moins seul, il doit se soumettre. La deuxième édition des contes est publiée en 1819. Elle est la base de la « Kleine Ausgabe », désormais destinée essentiellement aux enfants, qui paraît en 1825. Enfin, en 1837, sort la « Große Ausgabe ». Pour Heinz Röllecke, spécialiste de la recherche allemande sur les contes, cette version fortement retravaillée comparativement aux premiers manuscrits de 1810 est complètement imprégnée du « ton » archaïsant typique des contes des Frères Grimm, ton qui explique en fait leur succès aux quatre coins du monde.

Vera Viehover
Novembre 2013 

Traduction : Florine Lahaye

crayongris2Vera Viehöver enseigne la littérature allemande à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la littérature du 18e siècle, la littérature judéo-allemande, la traduction littéraire et l'autobiographie en tant que genre littéraire