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Les contes des frères Grimm au théâtre de marionnettes

31 octobre 2013
Les contes des frères Grimm au théâtre de marionnettes

Lorsqu’on parcourt l’inventaire en ligne de l’Association Allemande des Marionnettistes1 à la recherche d’adaptations théâtrales de contes de fées, on obtient un résultat impressionnant : 188 occurrences au total, dont 154 qui se réfèrent aux contes des frères Grimm. À titre de comparaison : pour la mention « littérature contemporaine », le nombre se limite à 57 résultats, pièces pour enfants et pour adultes confondues. Il n’y a guère de doute : les contes de Grimm figurent aujourd’hui parmi les sujets les plus populaires sur la scène des marionnettes. Ils font partie du répertoire de quasi toutes les compagnies, qu’il s’agisse de compagnies mobiles ou de théâtres à domicile fixe.

Rotkäppchen du Theater Zitadelle Berlin © Klaus Zinnecker

rotkaeppchenzitadellePour en tirer tout d’abord des conclusions un peu profanes, on peut dire que les contes des Grimm constituent aujourd’hui une des ressources financières les plus importantes pour ceux qui exercent le métier de marionettiste. Selon toute apparence, les marionettistes tirent profit de la popularité des contes et mettent leurs produits sur un marché qui ne cesse de réclamer cette vieille marchandise. A contrario, on peut toutefois aussi défendre l’idée selon laquelle les contes profitent des marionnettistes, dans le sens où, à l’ère de l’Internet, le théâtre de marionnettes semble être devenu un réel refuge pour ces contes. Les parents d’aujourd’hui, au lieu de lire des contes à leurs enfants, ont bien souvent tendance à placer ceux-ci devant la télévision ou à leur faire voir des dessins animés accessibles sur Internet. Sans se joindre aux lamentations des pessimistes qui y voient le déclin de l’Occident, on peut néanmoins constater que les plus petits connaissent souvent une kyrielle de héros et d’héroïnes fictifs nés après l’an 2000 avant même de faire la connaisance de Blanche-Neige ou de Rumpelstilzchen. Et même les parents qui, le soir, lisent régulièrement des histoires à leurs enfants, n’ont pas nécessairement recours aux contes. Dans le domaine de la littérature de jeunesse, la compétition est en effet énorme - et il faut admettre que les albums et les livres pour enfants sortant chaque année à la rentrée littéraire sont souvent d’une qualité artistique exceptionelle.

Mais si les contes ne sont que des histoires parmi d’autres sur les tables de chevet de nos enfants, pourquoi jouissent-ils d’une telle popularité au théâtre de marionnettes ? On peut donner au moins deux réponses à cette question. La première est très simple : parmi ceux qui sont attirés par le très vieux métier du marionnettiste figurent de nombreux amateurs convaincus de contes. Tout comme les contes, ceux-ci participent à une très vieille tradition, celle des conteurs. Donc, de ce côté-là, rien d’étonnant par rapport à la prédilection de la plupart des marionnettistes pour ce genre littéraire. Mais ce goût pour les arts traditionnels n’explique pas suffisamment le grand nombre de pièces créées chaque année. Il doit plutôt y avoir une affinité plus spécifique entre le conte et cette forme spécifique de théâtre qui, pour mettre en scène une histoire, se sert de toutes sortes de marionnettes – la marionnette à ficelles et celle à gants (p.ex. le Guignol) n’en sont que les représentants les plus connus. À l’époque postmoderne, la scène des marionnettes est peuplée de personnages grandeur nature aussi bien que de figurines minuscules, de caractères comiques aussi bien que d’êtres fantasmatiques et grotesques, d’ombres chinoises, d’objets et même de matériaux. Les arts de la marionnette – enseignés en France à l'École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette2 à Charleville-Mézières, en Allemagne entre autres à la Hochschule für Schauspielkunst3 « Ernst Busch » à Berlin – se sont libérés depuis longtemps des contraintes que la tradition lui imposait.

Pour ce dossier, nous avons interrogé deux marionnettistes allemands reconnus, tous les deux passionnés de contes, pour savoir ce qui rallie pour eux les arts de la marionnette aux contes. Quelles sont leurs préférences quant à la collection des « contes » des frères Grimm, collection qui, du conte de fées dans le sens propre à la fable et au conte drôlatique, rassemble des textes très hétérogènes ? Pourquoi ont-ils choisi un certain conte et négligé un autre ? Comment procèdent-ils quand ils se lancent dans la mise en scène d’un conte ? Quelles sont les questions qu’ils se posent au préalable ? Quels sont leurs principes esthétiques dans la conception de l’adaptation théâtrale ? Voici quelques réponses personnelles, chaque fois liées à une mise en scène spécifique.

Frank Schenke,  Märchentheater Fingerhut Leipzig : Der Froschkönig (Le Roi Grenouille)

Élevé sous le régime SED, je n’ai pris la décision d’exercer le métier de marionnettiste qu’après la réunification qui m’a profondément marqué. Les années après 1989 ont été une période d’éveil pour moi. Après ma formation professionnelle de technicien, j’ai fait la connaissance d’un marionnettiste suisse qui m’a initié à l’art de la marionnette. Enthousiasmé par la force expressive de cet art, j’ai suivi une formation au théâtre de marionnettes « Blaue Blume » (fleur bleue) à Leipzig. En 1996, j’ai fondé ma propre compagnie. Je lui ai donné le nom « Märchentheater Fingerhut4 » pour souligner ma passion pour les contes. Dès l’origine, les contes ont occupé une place prédominante dans mon répertoire : non seulement ceux des frères Grimm, mais aussi les contes russes qui, en RDA, jouissaient d’une popularité énorme, et ceux de Hans Christian Andersen.

Dans la collection des frères Grimm, il faut bien distinguer les différents types de contes : à mon avis, la mise en scène d’un « Zaubermärchen » (conte dans lequel se produit un miracle) demande une tout autre approche et d’autres moyens dramaturgiques que celle d’une fable ou d’un conte drôlatique. Personnellement, je m’intéresse surtout aux « Zaubermärchen ». À mon sens, il y a au moins cinq traits caractéristiques de ce type de conte :

  1. le « Zaubermärchen » explique clairement qu’il ne se déroule pas dans la réalité ;
  2. il est écrit dans un langage symbolique, il raconte au moyen d’images universellement compréhensibles ;
  3. l’histoire est racontée de manière concise, sobre et simple – malgré la violence existentielle des faits rapportés ;
  4. le « Zaubermärchen » est polysémique, il invite à des lectures multiples ;
  5. il dispose d’une structure archétypique avec plusieurs stations fixes.

Lorsque je me lance dans la mise en scène d’un « Zaubermärchen », j’essaye de « traduire » le langage imagé du conte. À mon avis, les marionnettes, étant elles-mêmes des « images », des « métaphores », sont parfaitement appropriées aux adaptations théâtrales des contes. Tout comme le conte, la marionnette est polysémique : c’est le spectateur qui lui donne sa réalité spécifique.

Lorsque j’ai conçu mon « Froschkönig », j’ai essayé de rendre le non-réalisme du conte par un décor de style moyen-âgeux. Cela crée une certaine distance entre le monde du spectateur et celui du conte. Les marionnettes sont typées pour stimuler l’imagination du spectateur. J’ai opté pour une action purement dramatique sans narrateur externe. J’ai donc moi-même pris la partie de l’Eiserner Heinrich, personnage secondaire chez les Grimm qui, pour moi, a été la clé du conte. Je l’ai chargé du rôle de commentateur impliqué dans l’histoire. Il n’est pas omniscient, tout au contraire : comme le spectateur, il compatit avec les personnages du conte. Mais il est toutefois un personnage limitrophe, un frontalier, car il est le seul à savoir transgresser la frontière entre l’histoire et l’espace réel de la salle. C’est exactement cette transgression permanente qui, à mon avis, crée l’attrait et la tension de cette mise en scène.

200503 frank schenke froschkoenig 007gfrosch1
Märchentheater Fingerhut : Eiserner Heinrich, l’intermédiaire entre la scène et la salle
Märchentheater Fingerhut : la grenouille, une marionnette à ficelles

 


 

1 Inventaire en ligne de l’Association Allemande des Marionnettistes
2 École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette
3 Hochschule für Schauspielkunst « Ernst Busch »
4 Märchentheater Fingerhut

Silke Technau, Kobalt Figurentheater Lübeck: Dornröschen (La belle au bois dormant)

Le Figurentheater Lübeck est un théâtre à domicile fixe dans le cœur historique de Lübeck. Il a été fondé en 1977 par Fritz Fey et est géré depuis 2007 par Stephan Schlafke de la compagnie Kobalt dont je suis membre. Dès le début, les pièces basées sur les contes des frères Grimm ont occupé une place importante dans le programme du théâtre car elles sont réclamées non seulement par les enfants mais aussi par les adultes qui en fréquentent régulièrement les représentations.

DornröschenBartonovaLorsque nous avons choisi de mettre en scène La belle au bois dormant, les 13 fées ont surtout attiré mon attention. À la relecture du conte, j’ai constaté que les frères Grimm ne s’expliquent pas vraiment sur les 13 dons. Ils n’en spécifient que les trois premiers et les deux derniers, mais le lecteur n’apprend rien au sujet des autres. C’est ce constat qui m’a amenée à observer les enfants dans la rue, dans les magasins et dans les écoles. J’ai voulu savoir quelles étaient les facultés et les qualités qu’ils apprécient le plus. Je me suis très vite rendu compte que la sagesse, la grâce, l’intelligence, la beauté, la musicalité, la patience, le courage, la richesse, le goût, la vertu, la santé et l’expressivité de la voix sont encore aujourd’hui des « dons » très recherchés. C’est pourquoi, notre mise en scène n’a pas dû beaucoup s’éloigner du texte original, sauf que chez nous, la petite princesse et le marmiton (personnage secondaire chez Grimm dont nous avons revalorisé le rôle) sont des enfants du monde d’aujourd’hui. L’art de la marionnette qui, au fond, est un art désillusionnant, nous a permis de raconter le passage à l’âge adulte de la princesse de façon très concrète : deux marionnettes différentes symbolisent l’enfance et l’âge adulte. Elles sont jouées de manière ouverte, c’est-à-dire que les deux marionnettistes qui les manipulent sont constamment visibles. Quant aux fées, nous en avons confié la construction à l’artiste tchèque très réputée Michaela Bartoňová. Elle s’est inspirée des plantes et des insectes d’un jardin pour créer ces êtres fantasques qui, par conséquent, n’ont absolument pas cet aspect doucereux qu’on trouve souvent dans les adaptations filmiques. Notre scénographe a créé un décor très impressionnant : le château de la famille royale se forme progressivement à partir des dons de fées, chaque don se transformant en une salle du château. Ce n’est que tout à la fin, au moment du réveil de la belle, que le spectateur voit la totalité du bâtiment et se rend compte que la petite princesse est devenue une jeune femme en âge de se marier.

Kobalt Figurentheater Lübeck : Dornröschen enfant : marionnette à ficelles
 
Feen2Schloss2
Kobalt Figurentheater Lübeck : Dornröschen - les fées inspirées d’insectes et plantes
Kobalt Figurentheater Lübeck: le château qui se forme progressivement

Pour en savoir plus:

en français :

  • Portail des Arts de la Marionnette (PAM)
  • Henryk Jurkowski : Métamorphoses. La marionnette au 20e siècle. Seconde édition revue et augmentée. Charleville-Mézières : éd. L’Entretemps 2008 (coll. La main qui parle)

en allemand :

Les contes des frères Grimm au théâtre de marionnettes, d’autres exemples

aschenmimikrybremtiteltearticolo
Aschenputtel (Cendrillon)
Petra Wolfram, Mimikry Figurentheater Cologne
Die Bremer Stadtmusikanten (Les musiciens de Brême)
Matthias Träger, tearticolo - Theater mit Figuren, Klotten
sneewittchenmarmelock
Schneewittchen (Blanche-Neige)
Britt Wolfgramm, Figurentheater Marmelock, Hanovre
Hase Igel Haus
Hase und Igel (Le lièvre et le hérisson)
Stephan Wunsch, rosenfisch figurenspiel, Aix-la-Chapelle

Vera Viehöver
Novembre 2013

crayongris2


Vera Viehöver
enseigne la littérature allemande à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la littérature du 18e siècle, la littérature judéo-allemande, la traduction littéraire et l'autobiographie en tant que genre littéraire.


Traduction de l’allemand réalisée par Camille Adam, Jana Bellmund, Hajar Ben Tahaikt, Héléna Corman, Emmanuelle Defossez, Maxime Gutkin, Virginie Labeye, Julie Meynsbrughen, Julia Milosic et Lisa Schmit, encadrés par Céline Letawe (Master en traduction et interprétation ULg-HEL)



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