Sur les traces des frères Grimm à Liège

Non, les frères Grimm n’ont pas arpenté les rues de Liège, ils ne s’y sont pas rendus physiquement. Mais il n’empêche que des liens étroits, certes plus indirects, relient les frères Grimm à la Belgique et plus précisément à la Cité ardente. L’histoire s’avère donc plus complexe mais aussi plus passionnante.

legendesUn premier élément quelque peu insolite : dans les « Légendes allemandes » rassemblées et éditées par les frères Grimm, Liège (dans la forme allemande de « Lüttich ») est évoquée comme endroit où, en 1610, deux sorciers furent exécutés pour s’être métamorphosés en loups-garous et avoir tué de nombreux enfants.1

Ce n’est certainement pas cette histoire bien sombre et entourée de mystère qui aura convaincu l’Allemand Felix Liebrecht (1812-1890) de s’installer à Liège vers le milieu du 19e siècle. Tout au contraire, des raisons plutôt profanes l’amèneront, par hasard,  d’Allemagne en Belgique.

Felix Liebrecht, Juif originaire de Silésie, est connu aujourd’hui en tant que folkloriste, linguiste, historien et traducteur ayant correspondu avec des personnalités de renom comme les frères Grimm ou le juriste, philologue et anthropologue suisse Johann Jakob Bachofen (1815-1887).2 Liebrecht poursuit d’abord des études philologiques dans diverses villes d’Allemagne, y assouvit son désir de connaissance dans les domaines des lettres, de la mythologie et du folklore, et entre ainsi en contact avec l’intelligentsia de son époque. Sa situation financière est toutefois plus que précaire. Le grand explorateur Alexander von Humboldt (1769-1859) lui vient alors en aide et parvient, par ses précieux contacts avec le ministre belge Charles Rogier (1800-1885), à lui décrocher un poste de professeur d’allemand au Collège communal, ensuite à l’Athénée Royal de Liège. Liebrecht arrive en effet à une époque, où, comme l’explique Francis Balace3, la présence de professeurs allemands dans l’enseignement secondaire et à l’Université de Liège est encore particulièrement forte et où la culture allemande pénètre la vie et l’enseignement locaux.

À côté de son activité d’enseignement, Liebrecht se consacrera durant toute sa vie à des recherches extrêmement variées. C’est déjà avant d’arriver à Liège qu’il gagnera en notoriété par sa traduction en allemand du Pentamerone, le recueil de contes populaires écrits en dialecte napolitain par Giambattista Basile (1566-1632). Et le préfacier de cet ouvrage publié pour la première fois en 1846 n’est autre que Jacob Grimm ! Dans cette préface, Grimm y développe sa propre théorie de la traduction et l’intègre ensuite à sa théorie des contes. Il oppose ainsi la parenté naturelle entre les contes des différents pays aux incompatibilités entre les langues. Selon Grimm, les problèmes de traduction sont d’ailleurs liés à la langue napolitaine vive et riche en images qui semble très difficilement transposable dans la langue allemande du 19e siècle considérée comme « docile » (Grimm parle de « Fügsamkeit »). En outre, il défend l’idée selon laquelle les propos exprimés en des termes qui, au 19e siècle, sont estimés choquants ou trop grossiers doivent être traduits dans une langue plus châtiée qui n’enfreigne pas la bienséance caractéristique de l’Allemagne du 19e siècle. 

borgnetÀ Liège, Liebrecht maintiendra ses contacts avec Jacob Grimm, comme le montre l’échange de plusieurs lettres jusqu’en 1861.4 Tout en poursuivant ses recherches axées sur la littérature et la linguistique internationales, mais aussi sur l’histoire romaine, Liebrecht se penche également sur la culture et l’histoire belges et publie en 1862, dans une revue historique, un long compte rendu de l’ « Histoire des Belges à la fin du 18e siècle » écrite par Adolphe Borgnet. Le texte de Liebrecht s’avère particulièrement intéressant parce qu’il y dévoile aussi sa perception de la Belgique – bien peu flatteuse puisqu’il présente notre pays comme peu enclin à la « Gelehrsamkeit »,  à l’activité intellectuelle, si ce n’est dans un but appliqué à l’industrie et aux intérêts matériels.5 Cette forme de déception vis-à-vis de son pays d’adoption se marque également dans ses lettres adressées à Bachofen, dans lesquelles il se plaint du « vrai désert littéraire » dans lequel il vit et de la bibliothèque universitaire trop peu fournie à son goût…6

worterbuchMais l’histoire ne s’arrête pas là car Liebrecht ne quittera pas la Belgique après sa retraite en 1867, et sur une période de deux générations, la famille Liebrecht s’ancrera réellement dans la culture belge. Le petit-fils de Felix Liebrecht, Henri Liebrecht (1884-1955), se révélera même être un grand défenseur de la littérature francophone de Belgique. Cet écrivain belge écrira non seulement des œuvres poétiques et théâtrales mais publiera aussi en 1909 une Histoire de la littérature belge d’expression française, préfacée par Edmond Picard et constituant « la première étude de cette importance sur nos lettres depuis leur origine ».7 Il rédigera aussi des critiques ainsi que des études historiques et deviendra membre de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique en 1945.

Pour en revenir à Grimm, citons finalement aussi un Liégeois de souche, né la même année que Felix Liebrecht : le linguiste Charles Grandgagnage (1812-1878), co-fondateur de la Société de Langue et Littérature wallonnes. Celui-ci eut un échange épistolaire avec Jacob Grimm pour des questions relatives à son Dictionnaire étymologique de la langue wallonne publié entre 1845 (première partie) et 1850 (deuxième partie). En effet, Jacob Grimm, auteur d’une histoire de la langue allemande (« Geschichte der deutschen Sprache ») et, avec son frère Wilhelm, du vaste « Deutsches Wörterbuch », était aussi devenu une référence internationale pour les linguistes de l’époque, et surtout pour ceux qui, comme Grandgagnage, s’intéressaient aux contacts entre les langues et à l’histoire des emprunts.8 Dans sa lettre à Grandgagnage, Jacob Grimm lui suggère d’inclure dans son ouvrage une liste des mots ne se rapportant à aucune origine romane ou germanique, ces mots s’avérant être des exemples étranges mais particulièrement intéressants.9

Ces histoires et généalogies tombées quelque peu dans l’oubli ne sont pas seulement captivantes par leur côté anecdotique. D’un point de vue liégeois, elles permettent bien sûr de relier l’histoire de la ville, de l’université et de la culture liégeoise à l’histoire culturelle allemande du 19e siècle. Mais elles montrent aussi et surtout l’énorme rayonnement des théories et œuvres des frères Grimm, leur influence auprès de leurs contemporains, et ce au delà des frontières nationales. Les ‘petites’ histoires entre Grimm, Liebrecht et Grandgagnage – qui mériteraient d’être analysées de manière plus approfondie – s’intègrent ainsi dans la ‘grande’ histoire qui lie l’Allemagne et la Belgique du 19e siècle.

 

Valérie Leyh
Novembre 2013
                             
crayongris2Valérie Leyh est doctorante FNRS à l'Université de Liège. Ses principales recherches portent sur la littérature du réalisme allemand (Theodor Storm, Adalbert Stifter, Theodor Fontane) et sur la littérature du modernisme viennois.




1 Deutsche Sagen, éd. Jacob und Wilhelm Grimm, Berlin 1816, p. 294 (« 213. Der Wärwolf »). La légende en question est intitulée « Le loup-garou ».
2 Je renvoie aux informations générales contenues dans le « Deutsches Biographisches Archiv » et le « Jüdisches Biographisches Archiv ». Cf. entre autres aussi la note biographique d’Edward Schröder : « Liebrecht, Felix », in : Allgemeine Deutsche Biographie (1906)  ; la note de Karl Gustav Heinrich Berner : Schlesische Landsleute. Ein Gedenkbuch hervorragender, in Schlesien geborener Männer und Frauen aus der Zeit von 1180 bis zur Gegenwart, éd. Karl Gustav Heinrich Berner, Leipzig 1901, p. 208.
3 Je renvoie aux articles de Francis Balace, notamment au chapitre : « La Wallonie, ses cultures et l’Allemagne », in : Histoire culturelle de la Wallonie, sous la dir. de Bruno Demoulin, Bruxelles 2012, pp. 346-353.
4 Ralf Breslau mentionne cinq lettres de Felix Liebrecht à Jacob Grimm datées du 15 septembre 1846 au 27 janvier 1861. Der Nachlaß der Brüder Grimm. Katalog, éd. Ralf Breslau, Teil 1, Wiesbaden 1997, p. 223.
5 Felix Liebrecht : « Zur Geschichte Belgiens », in : Historische Zeitschrift, Bd. 8, H. 1 (1862), pp. 38-84. Ici : pp. 39-40.
6 Une partie de ces lettres fort intéressantes ont été éditées par Fritz Husner en 1970 seulement, dans un ouvrage en hommage à Marie Delcourt, la première femme chargée de cours à l’Université de Liège. Fritz Husner : « Aus Briefen Felix Liebrechts an Johann Jacob Bachofen », in : Hommages à Marie Delcourt, Bruxelles 1970, pp. 418-434. Ici : p. 422. Husner présente le portrait le plus complet de Liebrecht. 
7 Site de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique - Liebrecht republiera son ouvrage en 1926 et 1931 après y avoir intégré de nombreuses corrections. En 1909, Maurice Wilmotte l’avait en effet fortement critiqué pour « les lacunes et les omissions ».
8 Cf. à ce sujet : Stefan Sonderegger : « National gebändigte Universalität. Die historische Wortforschung als programmatische Erkenntnis und sprachwissenschaftliches Vermächtnis der Brüder Grimm », in : Brüder-Grimm-Symposion zur historischen Wortforschung, sous la dir. de Reiner Hildebrandt et Ulrich Knoop, Berlin, New York 1986, pp. 1-23. Ici p. 22.Deux lettres de Jacob Grimm à Grandgagnage ont été publiées en 1950 dans une revue flamande : René Derolez : « De briefwisseling van de gebroeders Grimm. Bibliographische Nota », in : De Gulden Passer : tijdschrift voor boekwetenschap 28 (1950), pp. 118-122. Ces lettres sont datées du 25 mars 1850 et 21 juillet 1851.
9 Dans son catalogue, Breslau reprend aussi une lettre de Grandgagnage à Jacob Grimm du 10 mai 1853. (Der Nachlaß der Brüder Grimm, p. 761.)