Le grand projet des frères Grimm ou le mythe du conte populaire allemand

kinider-und-hausIl y a 200 ans (1812/1815), les frères Jacob (1785-1863) et Wilhelm (1786-1859) Grimm publièrent pour la première fois les « Kinder- und Hausmärchen » (« Contes de l’enfance et du foyer ») qui, encore à ce jour, représentent un des plus grands succès littéraires sur le plan international. Sept éditions parurent encore de leur vivant. Quant aux éditions posthumes et aux adaptations dans différentes langues et divers médias, elles sont innombrables.

L’édition des « Kinder- und Hausmärchen » n’est pourtant pas seulement une réussite littéraire sans pareil, elle est aussi un exploit scientifique novateur. En effet, il faut savoir que vers 1800, le conte n’existait pas encore en tant que genre littéraire établi en Allemagne. Quand les frères Grimm décidèrent de rassembler et de commenter ces histoires, celles-ci étaient encore le plus souvent considérées comme étant de moindre qualité. L’écrivain Christoph Martin Wieland, très réputé à son époque, utilisait par exemple  le terme péjoratif Ammenmärchen, littéralement « contes de nourrices », pour désigner ces histoires : « Ces Ammenmärchen, avec leur ton bien caractéristique, peuvent se diffuser oralement mais il ne faut pas les imprimer. » August Wilhelm Schlegel, un des chefs de file du romantisme allemand, prononce des propos très similaires : ces Ammenmärchen conviennent parfaitement pour endormir les enfants mais les « personnes sensées » doivent en être épargnées.

On peut noter que ces écrivains parlent tous deux d’« Ammenmärchen ». En adoptant ce terme, les auteurs rapprochent ces textes de la tradition orale et les réduisent à la seule fonction de divertir les enfants. Ces histoires n’ont aucun potentiel littéraire – voici, en résumé, le jugement péremptoire de nombreux intellectuels de l’époque. Mais les frères Grimm voyaient la chose d’un autre œil.

brentanoC’est le poète Clemens Brentano (1778­-1842) qui incita les frères Grimm à publier un vaste recueil de contes allemands. À l’époque, Brentano avait déjà édité avec Achim von Arnim le recueil « Des Knaben Wunderhorn », un ouvrage de chansons populaires en trois volumes qu’il voulait initialement compléter par un recueil de contes populaires. Tout comme le projet des frères Grimm réalisé quelque temps après, celui de Brentano et Arnim est à considérer dans son contexte bien particulier : centré sur une quête de l’ « identité allemande » véritable, une aspiration qui remonte aux années 1770 et plus précisément aux recherches menées par Herder dans le domaine des chansons populaires. L’Allemagne n’était alors qu’un agglomérat de principautés et de royaumes faiblement reliés entre eux. En se tournant vers l’histoire et l’art du Moyen Âge, mais aussi vers les récits et chansons du « petit peuple », les auteurs romantiques pensaient pouvoir trouver ce qui constituerait le génie allemand. Les contes étaient, eux aussi, censés contribuer à ce projet, ils étaient supposés faire prendre conscience aux lecteurs de leur appartenance à une histoire certes très ancienne mais toujours encore vivante dans sa culture populaire.

Beaucoup d’Allemands croient des nos jours que les contes de Grimm sont des « contes populaires allemands ». On se plaît à s’imaginer les deux frères parcourant les villages hessois avec leur bâton de pèlerin et leur calepin, prenant note de ces contes séculaires que les petites vieilles leur racontaient. Même les philologues y ont longtemps cru – jusqu’à ce que débarque Heinz Rölleke, considéré aujourd’hui comme le spécialiste en matière de contes. Ce dernier s’efforça de mettre fin à cette belle légende.TerryGilliam« Les Grimm n’ont jamais pris leur bâton de pèlerin ! Ils faisaient venir chez eux des jeunes gens et des jeunes filles qui leur racontaient des contes de fée. La plupart du temps, il s’agissait de jeunes bourgeoises de la ville de Cassel, comme les trois sœurs Hassenpflug, d’origine française, qui venaient leur raconter en dialecte hessois des histoires en réalité françaises, dont bon nombre de contes de Perrault, ce qui leur fit croire qu’il s’agissait d’histoires du cru.»

Ci-contre : image du film de Terry Gilliam, The Brothers Grimm, USA 2005.

Dans les années quatre-vingt, les recherches de Rölleke ont d’abord déclenché une véritable vague de protestations, surtout dans la présumée patrie de nombreux contes : « Les uns s’indignaient, reprochant aux frères Grimm d’avoir menti, d’avoir fait passer des contes français pour des allemands. Le grand quotidien populaire BILD a écrit que le petit Chaperon rouge avait dans son panier… du rosé français ! Les autres martelaient qu’il s’agissait bel et bien de contes allemands. En Hesse, on m’en a naturellement beaucoup voulu1. »

Aujourd’hui, on ne s’intéresse heureusement plus tant à la question de savoir si un conte est vraiment d’origine allemande ou non. Ce pourquoi Rölleke a dû encaisser de nombreux coups, nous l’acceptons aujourd’hui sans réserve : « Les contes sont plus anciens que les frontières et ils relèvent d’une tradition orale internationale. »

Vera Viehover
Novembre 2013

 

crayongris2Vera Viehöver enseigne la littérature allemande à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la littérature du 18e siècle, la littérature judéo-allemande, la traduction littéraire et l'autobiographie en tant que genre littéraire

Traduction : Valérie Leyh




1 Les frères Grimm. Entretien avec Heinz Rölleke. Propos recueillis par Ariane Greiner pour ARTE Magazin.