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Cruelle marâtre et prince charmant construisent notre équilibre psychique

07 novembre 2013
Cruelle marâtre et prince charmant construisent notre équilibre psychique

De Blanche-Neige au Petit Chaperon rouge en passant par Raiponce ou Cendrillon, les contes de fées mettent en jeu la question des générations, de l’origine et de la mort, mais aussi de l’ambiguïté de la figure parentale. Une affirmation de la puissance de la fiction et du fantasme qui, dès l’enfance, nous préparent à vivre, conjointement, le pire et le meilleur.

Mères et marâtres

De Freud à Bruno Bettelheim en passant par Jung, les contes ont constitué l’un des supports privilégiés de la psychanalyse : alors qu’on l’attaque aujourd’hui sur son caractère infalsifiable et donc peu scientifique, elle a vu dans ces récits une mise en image à la fois redondante et tout en variations de nos mouvements psychiques intérieurs. « La psychanalyse ne peut pas démontrer des éléments qu’on a en nous par les méthodes scientifiques classiques. On a donc besoin de recourir à ce que les patients disent, mais aussi à ce que les rêves et les contes disent », explique Despina Naziri, professeur de psychologie clinique psychodynamique de l’adulte au sein de la Faculté de Psychologie et Sciences de l’Éducation de l’ULg. Projection de notre univers mental, les contes seraient donc pour l’enfant une manière de comprendre et de prendre de la distance avec ce qu’il vit... mais aussi d’anticiper ce qu’il sera amené à expérimenter à différents stades de sa vie. Une lecture qui transcende tous les reproches sociologiques que l’on peut faire aujourd’hui aux contes traditionnels : vision dichotomique, passivité de la jeune fille, mise en avant de la beauté physique, rédemption par le prince riche et puissant... « Si l’on considère que les contes ont pour fonction de refléter les mouvements du psychisme humain, cela ne varie pas beaucoup selon les époques, explique Despina Naziri. Par exemple, les contes mettent en jeu cet aspect intemporel qui est la différence de générations. L’enfant vit souvent de manière très intense le fait d’avoir face à lui un adulte qui dispose d’un pouvoir. Il peut avoir une représentation plus ou moins difficile, violente de cette autorité qui peut inspirer la peur ou le respect ».

rapunzelNombre des contes des frères Grimm mettent en scène cet ascendant de l’adulte sur l’enfant : tel est le cas de Blanche-Neige que sa belle-mère cherche à éliminer afin de demeurer « la plus belle du Royaume » ou de Raiponce enfermée par la sorcière au sommet d’une tour. « Il y a souvent dans les contes à la fois une déclinaison positive et négative de la figure parentale. Le conte offre une réponse au niveau de l’imaginaire par rapport à ces deux images que l’enfant a à l’intérieur de lui. Car les enfants – mais aussi les adultes ! – ont beaucoup de mal à accepter que leurs parents puissent être à la fois bons et mauvais. On voit d’ailleurs souvent des enfants garder un attachement extraordinaire à de très mauvais parents, simplement parce qu’ils sont leurs parents. Le conte comme le rêve donne un accès à cet aspect des choses : mon parent peut être mauvais et je l’accepte. »

Dans les contes, cette idée est généralement rendue acceptable par le fait que le « mauvais » parent n’est pas le « vrai » parent : c’est le beau-père ou, plus souvent, la belle-mère. Une figure qui implique, en amont, la mort de la vraie mère, à la fois angoisse et fantasme de l’enfant. L’idée de la marâtre correspond à l’idée très freudienne de roman familial : le roman familial est une construction fantasmatique que l’enfant développe à partir de 5-6 ans et jusqu’à l’entrée dans l'adolescence. Dans ses fantaisies, l’enfant s’imagine qu’il n’est pas issu directement de ses parents mais qu’il est l’enfant d’un autre. Cela correspond à une tentative inconsciente de se poser la question des origines, au moment où l’enfant s’aperçoit de la complexité de ses parents, à la fois bons et mauvais. C’est un mouvement intérieur qui permet de se protéger de cette réalité qui peut être douloureuse. » Jalouses, acariâtres, vindicatives, criminelles : les marâtres des contes introduisent de manière détournée la notion de rivalité générationnelle. « C’est le noyau constituant du complexe oedipien.

La rivalité peut aussi s’exprimer dans la fratrie, ce qu’on retrouve également dans les contes. Là encore, comme on le voit dans Cendrillon, c’est la figure de la « belle-sœur » qui permet une prise de distance : ce n’est pas notre « vraie » sœur qui nous veut du mal mais celle – laide et méchante – qui nous a été imposée comme telle. En contrepoint à cette violence, les contes proposent presque systématiquement des figures d’adultes extrêmement positives, comme la marraine sur qui l’on peut toujours compter ou les sept nains, adultes minuscules dont Blanche-Neige prend soin... comme de ses propres enfants. « Ces personnages correspondent à la nécessité de pouvoir s’appuyer sur un comportement bienfaisant de l’adulte. Et permettent à l’enfant d’imaginer qu’il va devenir cet adulte-là », explique Despina Naziri.


Un jour mon prince

cendrillonValant avant tout par le plaisir de répétition qu’elles induisent, ces histoires ne jouent pas sur le suspens et nous connaissons tous la fin : celui qui vient à bout de ces tensions, de ces rivalités menaçantes, c’est le prince sur son beau cheval blanc. Le prince qui sort du sommeil ou de la mort apparente par la force de son baiser.

Cendrillon de Massenet. Mise en scène de Pelly Laurent
à Le Monnaie, 2011.Photo © Jacobs Johan

« D’un point de vue psychanalytique, le prince est associé à l’adolescence et à la résurgence des conflits œdipiens. L’enfant se rend compte qu’il peut aussi être comme les adultes, ce qui provoque en lui un bouleversement important. Le réveil représente cette prise de conscience par rapport à la sexualité ». En l’espace d’un quart d’heure, le temps d’un récit, l’enfant – même petit – est donc confronté de manière indirecte à ces conflits psychiques à venir. Une chose dont on aurait tort de se désoler. « Les contes sont aussi une manière pour l’enfant de se projeter dans le futur, note Despina Naziri. Que l’héroïne soit toujours décrite comme exceptionnellement belle et le prince comme indiscutablement séduisant renvoient aussi à la volonté de puissance qui nous anime, grands et petits. La beauté, c’est le désir d’attirer l’attention, le regard de l’autre : avoir des attributs qui permettent d’exercer un pouvoir sur l’autre. »

Bien sûr, une lecture trop littérale pourrait faire craindre le pire : seule la beauté pourrait nous donner accès à l’amour, dont il faudrait tout attendre. Mais on peut aussi se dire que le happy end permet à l’enfant d’accepter la frustration... dans la vie réelle. « Écouter une histoire avec un happy end permet de croire à quelque chose d’imaginaire et peut-être de supporter ce qu’on sait déjà... à savoir que ce n’est pas vrai. » Ce ne sont donc pas, comme on le pense parfois, les contes qui cherchent à nous tromper avec leur fin heureuse... mais nous qui cherchons à être trompés par les contes ! « Avoir toujours conscience qu’il y a des limites, la mort, une fin, c’est insupportable, commente Despina Naziri. Et ça, c’est la force du fantasme car le conte n’est rien d’autre qu’une construction fantasmatique avec un caractère collectif. Le refuge dans le fantasme est une clef de l’équilibre psychique  : c’est pour ça qu’on rêve également. On voit d’ailleurs que les personnes qui ne rêvent pas sont davantage concernées par certaines pathologies. Mais il y a une peur très répandue qui consiste à croire que si on imagine certaines choses, on risque de les réaliser... Or un fonctionnement psychique sain n’a pas besoin de passer à l’acte. Le passage à l’acte, c’est la pathologie. »

Aujourd’hui pourtant, les fictions en tout genre ont beaucoup de mal à justifier leur puissance intrinsèque. Bien souvent, on leur demande de parler de ce qui est visible, d’être plus « réalistes », de se transformer au rythme du curseur social. Les versions édulcorées des contes que nous servent le cinéma et la télévision témoignent de cette volonté très contemporaine d’amoindrir la portée fantasmatique des récits et parfois leur violence. Ainsi, qui se souvient de la fin de Blanche-Neige, qui raconte comment, au mariage de sa belle-fille à tout jamais plus belle qu’elle, la reine dansa sur des « escarpins de fer rouge jusqu’à sa mort » dans un ballet suicidaire ? Peu de monde : car quitte à trahir les Grimm, nous préférons nous arrêter au bonheur des bons et ne pas voir la souffrance des  méchants. « Aujourd’hui, on a tendance à vouloir adoucir. Cela correspond à notre tendance à vouloir protéger les enfants, à vouloir les préserver de la frustration quitte à en faire des enfants-rois. Nous avons constamment cette peur d’exercer de la violence en mettant des limites alors que les enfants ont besoin qu’on les limite... tout en voyant que ce n’est pas pour cela qu’on ne les aime pas : c’est tout l’enjeu de l’éducation. » Car dans le conte, il y a bien sûr l’enfant qui écoute mais aussi le parent qui lit, raconte, commente, s’émeut. « Dans les contes, la dimension narcissique d’être parent est aussi en jeu : soit on veut réparer quelque chose, soit retrouver quelque chose qu’on a déjà eu. Quand il y a eu violence par exemple, on peut aussi vivre son enfant comme un rival en n’acceptant pas qu’il puisse recevoir de notre part quelque chose que nous-mêmes n’avons pas reçu ». Ces frustrations d’adulte, les contes nous y préparent aussi et nous aident à les vivre. Continuer à les lire, c’est continuer à s’adresser à soi-même – par delà les âges.

Julie Luong
Novembre 2013

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Julie Luong est journaliste indépendante.


microgrisDespina Naziri  enseigne la psychologie clinique psychodynamique de l’adulte.


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