Les contes de Grimm et Disney

Si le cinéma a de tous temps puisé son inspiration dans la littérature, les frères Grimm font office de références absolues en la matière, quand on regarde le nombre d’adaptations de leurs écrits effectuées depuis 1895. Focus sur celles réalisées par Disney, qui ont su saisir l’essence des contes de Grimm pour en faire un modèle toujours copié en cinéma d’animation.

Quand Terry Gilliam s’est fourvoyé dans un Frères Grimm risible, c’est un sentiment de tristesse qui a envahi nos cœurs de cinéphile. Que dire alors quand Hollywood sortit, consécutivement, une Blanche-Neige postmoderne et surtout caricaturale ainsi qu’un Hansel & Gretel, version chasseur de zombies et de monstres, tout simplement affligeant ? Plus que le septième art, c’est notre enfance que l’on assassine, la désacralisation de nos contes fondateurs au profit d’une relecture qui ne s’impose pas. Sauf que cette relecture est faussée, ne partant non pas des frères Grimm mais de nos versions modernes : celles de Walt Disney.  

Récemment, Pablo Berger a fait sensation avec son adaptation muette de Blanche-Neige, sous le titre de Blancanieves. Dans ce dernier, la méchante reine meurt poursuivie par les nains, comme dans le film de Disney et non comme dans le conte original de Grimm, où elle est arrêtée par la garde royale. Cet exemple est pour le moins évocateur de la toute puissance de Disney au sein de notre imaginaire collectif, capable d’effacer le conte original pour proposer sa version en modèle de référence. Vraiment ?

Blanche-Neige, pierre fondatrice d’une vision du monde

Blanche Neige Disney appétitsexuel envers la jeune filleEn 1934, Walt Disney convoque ses principaux collaborateurs dans la création du premier long métrage de son studio et évoque son envie d’adapter Blanche-Neige des frères Grimm. Officiellement, la raison est à la fois émotionnelle (Disney a été émerveillé enfant par une adaptation en court métrage du conte, avec Marguerite Clark) et surtout pratique : « Nous savions que les sept nains s’imposaient naturellement comme support de notre film. Avec eux, nous pouvions installer un humour sans limite, non seulement en raison de leur apparence physique, mais aussi de leurs manières, de leurs personnalités, de leurs voix et de leurs actes. En outre l’action se déroulant autour d’une chaumière, nous nous rendîmes compte des vastes possibilités qu’offrait l’apport de petits oiseaux et d’animaux qui avaient fait notre succès dans nos précédents films. Enfin, les personnages humains – les nains – apportaient une telle charge humoristique qu’ils nous laissaient un large champ d’interprétation.1  »

Cette citation nous éclaire sur deux conceptions importantes de l’animation chez Disney. D’une part, il y a la volonté de faire reposer l’humour des films sur les personnages secondaires plutôt que sur les principaux. Dans chacune de ses adaptations, des Grimm ou d’autres, chaque personnage side-kick sera étudié pour apporter une plus-value à l’histoire, quitte à être étoffé (les nains de Blanche-Neige) voire créé (les souris de Cendrillon, le caméléon et le cheval de Raiponce) par rapport au conte original. D’autre part, il y a cette volonté de se reposer sur une recette économique ayant fait ses preuves : au moment de la conception de Blanche-Neige, Walt Disney et son équipe ont su tester la réception des contes enfantins sur le public, en ce y compris ceux de Grimm avec Le joueur de flûte d’Hamelin, adapté en 1933 (sur base de la version de Robert Browning, elle-même basée sur celle des frères Grimm).

Pourtant, l’un des éléments les plus importants de l’univers de Disney est absent de cette citation : l’importance du sous-texte inhérent aux contes de Grimm, dont Disney va devenir le prolongement populaire.

Sexe, violence et éducation

Blanche NeigeGrimmLa version finale de Blanche-Neige n’a finalement que très peu de points communs avec le conte de Grimm : la mort de la mère de Blanche-Neige est par exemple supprimée du récit, la Reine n’essaie plus de tuer elle-même Blanche-Neige, tout comme cette dernière ne sort plus de son sommeil en expulsant le morceau de pomme ; enfin, la Reine meurt d’une chute dans la montagne et non plus suite à la torture de fers chauds appliqués à ses pieds. Peut-on alors encore parler d’adaptation, ou tout du moins de fidélité aux auteurs de l’œuvre originale ? Oui, car Walt Disney a compris que l’intérêt des contes était ailleurs que dans la forme du récit : elle est dans son message.

En 1976, le psychologue américain Bruno Bettelheim publie Psychanalyse des contes de fées, un ouvrage polémique pour bien des raisons (plagiat, personnalité de l’auteur) mais qui a le mérite de soulever des questions sur la seconde lecture possible des contes. Pour Bettelheim, disciple de la pensée oedipienne, les contes relèvent souvent de grands thèmes comme le complexe d’Œdipe, la rivalité fraternelle ou le passage à l’âge adulte à travers l’émancipation sexuelle. Pour le psychologue, les contes traduisent les angoisses des enfants et définissent les épreuves qu’ils devront surmonter avant d’atteindre la maturité.

Walt Disney semble avoir compris 40 ans auparavant la théorie de Bettelheim en lisant les frères Grimm. Chez ses derniers, par exemple, le manichéisme permet à l’enfant de s’identifier sans difficulté au héros et non au méchant (ce qu’une ambivalence des personnages n’aurait pas permis) ; Disney en fera son credo, toujours d’actualité. Mais plus que tout, c’est dans la promotion d’un certain ordre social que Disney va s’inscrire dans la continuité des Grimm.

Dans le conte original des Grimm, Blanche-Neige est sauvée à deux reprises par les nains de la méchante Reine, avant qu’ils n’échouent à la troisième. Un prince emportera alors l’empoisonnée princesse, avant de lui faire cracher dans un mauvais mouvement d’équitation le morceau de pomme fatal. On le voit, Blanche-Neige s’avère incapable de se défendre seule face aux menaces du monde, et ne peut compter que sur la présence masculine. Disney va pousser cette logique jusqu’au bout, pour Blanche-Neige ainsi que pour ses autres films : face à un père faible ou absent, l’héroïne ne devra son salut qu’à l’intervention d’un fringuant jeune Prince, figure paternelle de substitution et futur amant de la jeune fille. Le passage se fait ainsi par la première étape de la réalisation sexuelle (le prude baiser, début de toute relation) dans une veine romantique que Disney n’a jamais reniée. À cet égard, on a voulu voir dans la fascination de Walt Disney pour la culture européenne l’un des moteurs de ses créations graphiques et narratives ; le passage de la forêt dans Blanche-Neige ne doit peut-être pourtant pas tant à l’expressionnisme allemand qu’à la métaphore du viol de Blanche-Neige dans un monde où elle se retrouve sans protection (les branches des arbres agissant comme des mains sur ses formes naissantes). Ce n’est pas un hasard si elle ne trouvera le repos que dans la maison de la fraternité (celle des nains) mais ne sera véritablement sauvée que par un futur époux. Il faut bien rappeler le contexte de Blanche-Neige pour mieux cerner les enjeux du film : en 1937, les femmes ne sont pas encore émancipées mais le désirent de plus en plus. Disney utilise dès lors la conception datée de la Femme des Grimm comme outil de propagande de la société patriarcale (à laquelle s’ajoute, histoire d’enfoncer le clou, un final très judéo-chrétien quand la femme ayant péché, la Reine, meurt dans une chute).




1 Interview de Walt Disney, Walt Disney’s Snow White and the Seven, Dwarfs, An Art in Its Making, Martin Krause et Linda Witkowski (Indianapolis Museum of Art & Hyperion, New York, 1994), p. 17, cité dans Pierre LAMBERT, Blanche-Neige, Editions de La Martinière, Paris, 2009, p.16

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