Le conte : une histoire de narrativité
Si la psychanalyse s’est beaucoup penchée sur le contenu des contes, ceux-ci, rappelle le pédopsychiatre Jean-Marie Gauthier, valent aussi pour leur structure même qui nous apprend cette chose essentielle : comment raconter une histoire, parler de ce qui nous arrive, insuffler du sens à nos vies par la narrativité.

 

À l’origine était le conte

DiegoCervoPeut-on vivre sans les contes ? Selon le pédopsychiatre Jean-Marie Gauthier, nous y perdrions beaucoup de notre humanité. Bien sûr, certains parents peuvent rejeter le conte parce qu’il ne serait pas réaliste, un peu bébête. Mais cela fait partie de la tentative de notre société de ramener l’enfant à un adulte miniature et donc à ne plus voir l’enfant qui est en nous... ce qui nous rassure bien par rapport à toutes les bêtises que l’on fait ! Le monde est cruel et je trouve que c’est bien de préparer les enfants à ce monde. Peut-être comprendront-ils mieux le président syrien s’ils ont rencontré la figure de l’ogre... Grille de lecture du monde qui ne fait l’économie ni de son aspect violent ni de sa beauté, le conte reste, pour Jean-Marie Gauthier, un outil majeur dans le développement de l’enfant... aujourd’hui trop peu mis à l’honneur. Ce qu’on perd avec la culture Walt Disney, c’est la complexité : on simplifie, on caricature et on perd la richesse de l’intrigue.  En plus, ne l’oublions pas, un conte c’est aussi quelque chose qui est fait pour être raconté par un parent qui prend du temps pour en parler avec son enfant. L’impact est aussi là.

blanche-neigePour le pédopsychiatre, la première fonction du conte est en effet d’introduire l’enfant à la narrativité. Ça a un sens, ça se développe et ça aboutit à une signification. Pour aboutir à une signification, il faut donc raconter une histoire. Très tôt, on raconte des histoires aux enfants. Le matin, les mères font l’agenda à leur bébé de trois mois, lui racontent comment va se dérouler la journée : elles anticipent donc une compétence que l’enfant n’a pas encore. Cette anticipation des mères a pour vertu d’introduire l’enfant à la narrativité et plus généralement à la langue, aux phonèmes, à tout ce qui est communication par le langage.

Le conte, donc, est d’abord ce qui progresse, entre rythme et cassure, surprise et répétition : ainsi, dans Blanche-Neige, si tout le monde se souvient de la pomme empoisonnée, on oublie souvent qu’il s’agit là du troisième piège tendu par la reine... Avant cela, elle aura tenté d’étouffer Blanche-Neige avec le lacet d’un corset et de la tuer au moyen d’un peigne empoisonné. Au moment où son stratagème aboutit enfin, l’enfant a donc été introduit à la menace.  

Opéra Blanche-Neige de Marius Felix Lange
Mise en scène de Waut Koeken. Photo Alain Kaiser

La psychanalyse s’est beaucoup intéressée aux contes mais ce qu’on peut regretter, c’est qu’elle n’ait pas réellement étudié le conte en tant que tel, la structure notamment, la progression, le rythme... Tout en procédant pas à pas, le conte est aussi pour l’enfant l’une des premières expérimentations du livre sans images : celui que le parent raconte de mémoire ou qu’il déchiffre dans un « vrai » livre d’adultes. La démonstration de cette puissance de la langue, de son autosuffisance, permettra à l’enfant de prendre confiance en ses propres facultés narratives, de développer sa capacité de généralisation voire de dramatisation. Il y a souvent un stade où les enfants se mettent à parler comme dans les contes : « il mangea, il était une fois », rappelle Jean-Marie Gauthier. À partir de là, tout a de l’importance : chaque événement peut faire sens et mythe grâce à la langue.

proppAu-delà de la narrativité, la deuxième fonction du conte est en effet d’introduire l’enfant aux grands fantasmes de l’humanité. Les contes tournent toujours autour de grands thèmes comme la séparation, la disparition, la mort, l’amour, la sexualité, etc. L’anthropologue russe Vladimir Propp a bien montré que les contes se ramènent toujours à quelques invariants. Ce que Jung a aussi défini comme l’inconscient collectif : nous sommes habités par des représentations, des angoisses qui sont universelles mais que nous allons habiller de multiples façons. Chaque conte est un mélange subtil de tout ça. Ainsi, tous les enfants ont peur du loup mais personne n’a jamais vu un loup !, fait remarquer Jean-Marie Gauthier. C’est une connaissance intuitive, précoce et sans doute héritée de temps ancestraux. Auparavant, les sociétés d’hommes étaient menacées par les hyènes : on avait peur des grandes dents, des bouches qui s’ouvrent... En Afrique, d’ailleurs, encore aujourd’hui, l’animal qui fait peur c’est la hyène. L’animal choisi est donc culturel... mais la peur de l’animal qui ouvre la bouche est universelle. Le conte serait donc une manière de relier les individus entre eux, quel que soit le lieu où ils sont nés, à quelque époque que ce soit. Il nous introduirait à ce caractère d’humanité, à ce socle commun que nous pouvons continuer à partager, de génération en génération, d’un continent à l’autre.

 

Jeu et ambiguïté

La troisième fonction du conte, poursuit Jean-Marie Gauthier, c’est d’introduire au jeu. Si vous faites le loup à un enfant de deux ans, son effroi sera réel parce qu’il n’arrive pas encore à séparer sa conscience objectivante de sa conscience émotionnelle. Il aura peur de vous. Le conte apprend progressivement à distinguer la réalité de l’imaginaire – et donc à jouer. C’est une histoire infiltrée par la pensée de l’enfant qui est celle du jeu : du jeu dans le sens où l’on peut tout se permettre. La mort, ici, n’est jamais que l’apparence de la mort. La laideur l’envers de la beauté. L’ambiguïté permet tous les effets de surprise et retournements de situation. Malgré son caractère effrayant et violent – entre dévoration, tentative d’assassinat et duplicité des figures –, le conte possède donc paradoxalement un caractère rassurant pour l’enfant : il en réclame ainsi souvent la lecture avant d’aller dormir ou après un cauchemar... Si les contes effrayants sont des contes qui rassurent, c’est aussi parce que les parents sont là et que l’enfant est bien au chaud dans sa maison... Car de manière générale, les enfants en situation de grave négligence familiale ne sont pas accessibles aux contes : il faut une sécurité interne pour pouvoir les aborder. Sinon, effectivement, les contes sont trop angoissants.

childEaterBerneÀ ceux qui reprochent aux contes leur côté « réac » – belle endormie réveillée par un prince forcément charmant –, Jean-Marie Gauthier oppose l’universalité des motifs et des figures. Être la plus belle, séduire le plus grand prince : cela évoque des choses très éthologiques. Les oiseaux femelles choisissent les mâles les plus beaux ! On a l’impression que ce sont des choses qui sont presque dans – employons un grand mot – l’inconscient. Une structure de comportement qui est innée et n’est pas a priori du domaine de la conscience. Mais on est toujours dans le domaine du fantasme.

The Child eater de Berne. Sculpture de Hans Gieng (1525-1562)
Photo Andrew Bossi

goyaPar exemple, dans les histoires de dévoration, ce qui compte n’est pas d’être déchiqueté en morceaux mais de disparaître. Cela correspond à un moment où l’enfant commence à s’individuer : la peur du loup, c’est la peur de perdre cette individuation, de glisser à nouveau sous l’empire de quelqu’un d’autre. On pense aussi à la mythologie grecque : Chronos dévorait ses enfants... c’est un thème anthropologiquement très intéressant.

Francisco Goya, Chronos dévorant sopn fils
Musée du Prado, Madrid

Alors, bien sûr, le conte n’est pas réaliste : il est impossible de sortir vivant et entier du ventre du loup, on rencontre peu de confréries de sept nains dans la forêt, on sort rarement du sommeil après plusieurs années... mais qu’importe. Le réalisme n’a aucune place mais je ne voudrais pas qu’on confonde l’absence de réalisme avec la pensée infantile car l’absence de réalisme est partout dans notre société ! Il suffit de voir les films qui sortent actuellement sur les écrans...

Selon les âges de la vie, le conte pourra également prendre des significations différentes : l’enfant aura tantôt l’attention attirée par le loup, tantôt par la grand-mère ou le chasseur... Chaque préoccupation psychique, chaque fantasme mettra en lumière un élément différent, ce qui explique aussi le peu de lassitude que le jeune auditeur a à entendre toujours le même conte. Il y a toujours plusieurs lectures possibles et il faut conserver toutes ces lectures. Les contes parlent de nous, de nos frustrations. Ils sont rarement simples : la magie peut toujours se retourner. Alors, penser que les contes nous mettent en tête de drôles d’idées qui ne correspondent pas à la vraie vie ? C’est méconnaître les contes que de dire que ce n’est pas comme la vraie vie : qu’est-ce que c’est la vraie vie ? Le prince, par exemple, dans un sens symbolique, représente l’éveil à la beauté. Quant aux « et ils eurent beaucoup d’enfants », on ne parle pas de progéniture ici mais d’héritage...

 

 Julie Luong
Novembre 2013

 

crayongris2Julie Luong est journaliste indépendante.

 

microgrisJean-Marie Gauthier est pédopsychiatre. Il enseigne la psychologie de l'enfant et de l'adolescent, ainsi que la psychologie clinique à L'ULg.  

Voir son parcours chercheur sur Reflexions

 

Voir aussi, notamment :

Jean-Marie Gauthier : « On ne peut pas vivre sans fiction ».
Ainsi font les comptines
Il faut sauver Saint Nicolas