Neil Young’s Greendale : Du «roman audio» au roman graphique

L’adaptation de l’album-concept en roman graphique est une idée brillante, car Dysart et Chiang ont réussi à exploiter le potentiel du médium de la bande dessinée, non seulement en jouant sur la complémentarité du texte et du dessin, mais surtout en y superposant l’ombre musicale de Young. L’atmosphère du livre reflète la musique iconoclaste et les valeurs politiques de l’artiste canadien. Du côté de l’écriture, Joshua Dysart – avec l’aide de Young – s’est inspiré des chansons de l’album musical mais en a changé l’ordre, les a juxtaposées, afin de créer un récit plus ‘fluide’. Il a également inséré des extraits de paroles de chansons dans le texte et les dialogues, tout en mesure, toujours aux bons endroits.

greendaleQuant à Cliff Chiang, le dessinateur, il s’inspire non seulement de l’album-concept mais  aussi du film. Il comprend que le roman graphique devra avoir un côté « authentique » et « nature », qu’il devra donner au lecteur une impression de « vieux compagnon »« like an old shirt », explique Chiang lors d’une interview2. Il décide donc d’en faire un « album de vieilles photos de  famille3 » (comme en témoigne l’arbre généalogique au début du livre), et toujours dans une logique de cohérence avec le discours éco-critique du récit, d’imprimer le livre sur du papier recyclé. Pas de noir et blanc, mais des traits qui tirent vers le brun et des couleurs  «passées» et «terre». Il demande par ailleurs au coloriste Dave Stewart d’ajouter des tâches de café sur certaines pages afin d’accentuer le côté «old shirt» du roman graphique. Pas de jaquette non plus, mais une couverture traditionnelle sur fond brun. Le lecteur doit avoir l’impression de tenir en main un livre qui a déjà vécu, auquel on est attaché et auquel il s’attachera inévitablement.

Outre ce côté «vieilli» et «attachant», le graphisme semble simple, ce qui met d’autant plus en évidence le talent de Chiang pour capturer la complexité et la richesse des personnages de Greendale. Tout est dans les nuances, dans les détails jamais superflus. Il en va de même pour les décors et les paysages, à la fois directs et précis. Les couleurs, la ligne, le lettrage, tous ces éléments visuels contribuent à installer une atmosphère fidèle aux rythmes folk et blues ainsi qu’aux ambiances parfois angoissantes dans lesquels l’auditeur est plongé à l’écoute de Greendale. À l’instar du « roman audio », la bande dessinée traduit la lourdeur de l’apparente tranquillité de cette petite ville des États-Unis. Le lecteur de Greendale, tout comme l’auditeur de l’opéra rock, passe par différentes émotions allant de l’incompréhension à la révolte, ou encore de la joie à la tristesse.  Plus particulièrement peut-être, la rythmique entraînante et le mode blues de la troisième plage du disque – intitulée « Devil’s Sidewalk » – rappellent l’assurance teintée de peur à laquelle Sun est confrontée dans la bande dessinée lorsqu’elle arpente les rues de Greendale. Bien que la ville n’ait plus de secrets pour elle, la possibilité de rencontrer l’Étranger à chaque coin de rue ainsi que l’anxiété de pouvoir se retrouver face à elle-même hantent ses pensées, au même titre que celles du lecteur et/ou de l’auditeur. La bande dessinée, dans une logique de continuité avec le «roman audio», imprègne rapidement le lecteur des histoires à la fois ordinaires et chaotiques des personnages. Alors que la « bande son » défile au fur et à mesure des pages, il devient difficile, voire impossible pour le lecteur de ne pas s’attacher ou s’identifier aux personnages.

greendaleTout dans le roman graphique nous plonge dans l’univers folk-rock teinté de poésie et de rébellion de Neil Young. Non seulement le texte inspiré des chansons, mais aussi les images. Conscient qu’un large nombre de fans de Young liraient le livre, Chiang s’amuse à inclure des détails que seuls les fans de Young remarqueront,  comme un chat noir mentionné dans une chanson et qui apparaît au début du livre. Ou la Buick Roadmaster qui apparaît lors des funérailles du grand-père de Sun et qui est en fait la première voiture de Neil Young, surnommée «Mort» et mentionnée elle aussi dans une de ses chansons (« Long May You Run »). Neil Young lui-même est présent dans le livre. Effectivement, bien qu’il ne puisse en expliquer la raison, Chiang a choisi de représenter Jed (le cousin de Sun) et l’Étranger qui bouleverse la tranquillité de la ville comme deux versions du même personnage. On notera ainsi les ressemblances physiques entre ces personnages et le chanteur. Jed rappelle Young au début de sa carrière, tandis que le chapeau et le costume sobre de l’Étranger évoquent un Young déjà mature. Autant de clins d’œil qui raviront le lecteur amateur de Neil Young.

Plus de deux années ont été nécessaires à la réalisation de ce roman graphique de 160 pages. Et si l’on en croit Dysart, il n’est pas exclu que l’on retrouve un jour Sun Green dans une autre histoire car les personnages ont été créés pour durer et beaucoup de choses n’ont apparemment pas pu être reprises dans ce livre.

Cette adaptation de Greendale, c’est « un peu dans la tradition Vertigo, un peu Dysart, et beaucoup Greendale », explique le scénariste dans une interview4. Le label Vertigo est en effet axé sur la réécriture au sens large du terme, traduisant la littérature en bande dessinée avec entre autres The House on the Borderland ou The Nobody qui reprend The Invisible Man de H.G. Wells, mais aussi des films en bandes dessinées. Vertigo a notamment publié une adaptation BD du film Django Unchained.

dysartdysartDysart, quant à lui, n’en est  pas à sa première collaboration avec Vertigo et DC Comics (Unknown Soldier, Swamp Thing) et son travail sur Greendale confirme le talent de l’auteur pour adapter et mélanger les genres. On y retrouve son côté noir et son attrait pour la violence. Enfin, tout comme les autres versions de ce projet trop méconnu du grand public, le roman graphique jette une nouvelle lumière sur le récit et le message de Young.  Outre le côté protestataire évident, les artistes ont réussi à faire ressortir l’idéalisme et les valeurs de celui-ci au travers de l’interaction entre le texte, le dessin, et la musique. Enfin, cette adaptation de Greendale amène le lecteur à réfléchir sur sa place et sa responsabilité dans ce monde. En refermant le livre, certaines paroles de Neil Young auront marqué l’esprit du lecteur, notamment « a little love and affection in everything you do will make the world a better place ».

Caroline Van Linthout
Novembre 2013 

crayongris2Caroline Van Linthout est chargée d’enseignement en anglais à l’Institut Supérieur des Langues Vivantes. Elle est aussi auteure de littérature jeunesse.

 
2 Arrant, Chris. « Artist Cliff Chiang Welcomes You to Vertigo’s GREENDALE », Newsarama. Newsarama, 9 juin 2010. Web. Consulté le 22 août 2013.
3
Ibid.
4
« Preview of Greendale Graphic Novel», Neil Young News. Thrasherswheat. 14 avril 2010. Blog. Web. Consulté le 22 août 2013.

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