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La Collégiale Sainte-Croix : patrimoine mondial en péril

La Collégiale Sainte-Croix : patrimoine mondial en péril

sainte-croixLe point commun entre la Cité des Doges et la Collégiale Sainte-Croix de Liège ? L’une et l’autre viennent d'être inscrites au World Monuments Watch , observatoire des monuments en danger à travers le monde. Un coup de projecteur qui devrait permettre à cet élément patrimonial exceptionnel d’être réévalué à sa juste valeur et, dans le meilleur des cas, de bénéficier enfin d’une restauration digne de ce nom.

collections artistiquesAu premier regard, c’est elle qu’on voit lorsqu’on arrive à Liège depuis le Cadran. Elle encore que l’on distingue depuis Les Coteaux et les Terrasses des Minimes, fière et grise sur son promontoire. Au coin de la rue Haute-Sauvenière, bordant la rue de Bruxelles et son flot de voitures, la collégiale Sainte-Croix est l’un des monuments les plus importants de la ville de Liège. Voilée de filets, maintenue ici et là par des échafaudages auxquels on a fini par s’habituer, elle semble pourtant négligée par les pouvoirs publics et par les Liégeois eux-mêmes, qui ne lui accordent plus qu’une attention distraite au détour d’un embouteillage. Mais les choses pourraient bientôt changer : la Collégiale Sainte-Croix vient en effet d’être pointée du doigt par le World Monuments Watch comme patrimoine « en péril » aux côtés de Venise, de la Cité universitaire de Caracas au Venezuela, du centre historique de Yangon en Birmanie ou encore des bas-reliefs de Khinnis en Iraq...

Sainte-Croix en 1834. Crayon et lavis
Collections artistiques ULg

Depuis 1996, la fondation privée américaine World Monuments Fund publie tous les deux ans une liste de monuments exceptionnels en danger. Une occasion unique d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur ces joyaux menacés par un urbanisme aveugle, le tourisme ou l’absence de tourisme, le manque de moyens surtout. J’ai plusieurs fois participé à élaborer des dossiers pour le Watch, commente Claudine Houbart, chef de travaux à la Faculté d’architecture de l’ULg et spécialiste des questions de restauration. Mais c’est la première fois que ça passe !  C’est vraiment exceptionnel. Cela doit nous servir de levier pour attirer l’attention des médias, nouer des collaborations. J’aimerais notamment organiser un workshop au printemps autour de Sainte-Croix. Et pourquoi pas faire quelque chose avec nos collègues français puisque deux églises parisiennes ont également été pointées par le Watch ? Il faut dire que depuis plusieurs années, l’ULg accorde un intérêt soutenu à la Collégiale : en 2005, le chercheur Mathieu Piavaux, désormais chargé de cours à l’Université de Namur, a ainsi réalisé une thèse de doctorat sur Sainte-Croix, qui devrait – heureux hasard de l’agenda – être publiée d’ici fin novembre. En 2013, c’est l’étudiant en architecture Quentin Hutsemékers qui, sous la direction de Claudine Houbart et de Mathieu Piavaux, a consacré un mémoire à la Collégiale : son travail a largement contribué à élaborer le dossier remis au World Monuments Watch.



Quentin Hutsemékers présente la Collégiale. Vidéo réalisée par Marta Luceno Moreno.

De Notger au renouveau urbanistique

Si le jury du Watch s’est laissé convaincre, c’est que la Collégiale Sainte-Croix n’est pas une église comme les autres. Construit par Notger vers 979, l’édifice a joué un rôle majeur dans l’histoire de Liège. À l’époque, un seigneur voulait construire un château sur cet emplacement : il aurait de son promontoire assujetti Liège et le Prince-Évêque. Notger a donc décidé d’y fonder Sainte-Croix : il voulait créer un véritable urbanisme théologique avec Saint-Jean, Sainte-Marie – l’ancienne cathédrale Notre-Dame-et-Saint-Lambert – et Sainte-Croix. Cette collégiale devait créer un rempart spirituel pour la ville et en faire une ville sainte digne du Saint-Empire germanique, explique Quentin Hutsemékers. De cette première église élaborée par Notger, il ne reste plus qu’un mur, que l’on peut voir lorsqu’on s’aventure dans la ruelle qui borde le côté ouest de l’église.

choeur ouest choeur-estAprès plusieurs interventions datant du roman tardif au 13e siècle, de nouvelles constructions gothiques sont venues modifier à leur tour la collégiale au cours du 13e et du 14e siècle. Le gothique a repris à partir du chœur oriental : l’optique était de refaire le massif occidental roman mais la reconstruction s’est arrêtée en cours de route. La Collégiale a donc cette particularité d’avoir deux chœurs en abside... l’un gothique et l’autre roman, poursuit Quentin Hutsemékers.

La collégiale, ce n’est pas n’importe quelle église gothique, rebondit Claudine Houbart. Non seulement elle joue ce rôle symbolique au niveau de la ville mais au niveau architectural – et cela a bien été montré par la thèse de Mathieu Piavaux –, c’est vraiment une église qui occupe une place particulière dans l’Empire avec des dispositifs que l’on trouve rarement : le chœur inspiré de la Sainte-Chapelle de Paris, le fait aussi qu’il s’agit d’une église-halle, avec des bas-côtés de la même hauteur que la nef centrale.

Au milieu du 19e siècle, Jean-Charles Delsaux entreprend d’importants travaux de restauration qui modifient profondément l’apparence de Sainte-Croix. On est alors dans une période de rénovation stylistique inspirée de Viollet-le-Duc en France, poursuit Claudine Houbart. L’idée, c’était de donner aux bâtiments une apparence plus gothique qu’ils ne l’étaient... Cette mode du néogothique va amener à restaurer la collégiale tout en y apportant des éléments nouveaux. Après les interventions de Camille Bourgault dans les années 30 et les dégâts causés par la deuxième Guerre mondiale, ce sont les années 70 qui marqueront un tournant décisif dans l’histoire de Sainte-Croix. Soumise à un renouveau urbanistique sans précédent, Liège voit ses quartiers se fendiller : l’arrivée de la rue de Bruxelles jusqu’au centre chasse les paroissiens de Sainte-Croix, qui se retrouve coupée de son environnement direct. C’est un cercle vicieux, commente Quentin Hutsemékers. Une église ne peut pas vivre sans ses paroissiens. Et moins une église est fréquentée, moins elle est entretenue, plus elle se dégrade. L’ingénieur Hubert-Fernand Joway entame alors une importante rénovation. Son but était de consolider la Collégiale mais il n’avait pas vraiment de budget, commente Claudine Houbart. C’était une intervention d’urgence, destinée à rester provisoire dans l’attente d’un vrai projet... mais ça fait 40 ans que ça dure ! Il a par exemple complété les parties manquantes avec du bloc de laitier, un matériau qui ne tient pas bien... mais qu’il avait employé à dessein. Au final, cela n’a jamais été remplacé. Soumise à une restauration de fortune, délaissée par ses paroissiens, la collégiale va donc progressivement perdre de sa superbe. Des actes de vandalisme et des problèmes de sécurité liés à son état de dégradation conduiront à sa fermeture au public à la fin des années 2000.

toit toit degats echafaudages

 


La réaffectation : une condition nécessaire ?

Si les pouvoirs publics semblent fermer les yeux sur l’état de santé calamiteux de Sainte-Croix, c’est d’abord parce qu’elle représente – c’est là le problème majeur du patrimoine religieux – un énorme budget. La collégiale aurait besoin d’une restauration globale, commente Louis Shockert, architecte chargé de la maintenance de l'édifice et qui a également participé à monter le dossier du Watch. Mais cela représente pour la Région Wallonne un budget de quelque 25 millions d’euros.... Pour convaincre les pouvoirs publics d’investir, il faudrait par ailleurs proposer un projet de réaffectation viable : une condition sine qua non par les temps qui courent. La réflexion sur la possibilité de réaffectation suppose de faire un choix entre des églises à conserver comme églises et d’autres à réaffecter, commente Claudine Houbart. Le problème est qu’il n’y a pas de dialogue entre les autorités de l’Église et les autorités qui s’occupent du patrimoine pour définir une ligne de conduite commune. L’idéal, c’est qu’une église reste une église mais il faudrait alors en supprimer un tas d’autres...

Imaquette1730l y a aussi la dimension humaine, fait remarquer Quentin Hutsemékers. On ne peut pas demander aux gens de se déplacer comme ça... Ils vont dans une église parce que c’est près de chez eux, parce qu’il y a un engouement communautaire. Par exemple, à proximité, Sainte-Marguerite fonctionne très bien alors qu’elle n’a rien d’exceptionnel au niveau patrimonial. Dans son mémoire, Quentin Hutsemékers s’est longuement penché sur les possibilités de réaffectation de Sainte-Croix. Il faudrait d’abord une vision d’ensemble au niveau du quartier car il y a de nombreuses « dents creuses » au niveau du Cadran, avec le problème de la façade de l’Académie des Beaux-Arts par exemple. Ensuite, il faudrait voir si l’on dédie la Collégiale à une fonction unique ou à une mixité d’usages, avec un partage de l’espace. Il serait par exemple possible de conserver le culte dans une partie ; il pourrait aussi être question de l’intégrer à un circuit des collégiales avec un musée religieux par exemple, qui entraînerait une gestion quotidienne. Car l’aspect uniquement « touristique » ne permet pas l’entretien d’un bien. À la base, une église est aussi un lieu communautaire qui permet de se rencontrer : il y a donc aussi la possibilité d’en faire une salle de spectacle modulable, d’autant que la collégiale est reconnue pour sa très bonne acoustique. Autre possibilité parfois évoquée : la transformation de la collégiale en centre de design ou d’études. Il est aussi question d’étoffer l’offre de services avec une cafétéria, une boutique correcte, etc., explique Louis Schockert. Ce sont de petites choses qui permettent de faire vivre un lieu.


Détail de la maquette de G. Ruhl, La noble cité de Liège, vers 1730. La collégiale Sainte-Croix se trouve à peu près au centre de l'image. En dessous, se trouve la collégiale Saint-Pierre, aujourd'hui détruite. L'actuel boulevard de la Sauvenière était encore un bras de la Meuse.

 L’enjeu de la réaffectation pose cependant d’importantes questions sur une forme de récupération pragmatique qui nierait les strates de l’histoire... un comble pour le patrimoine. L’église n’est pas qu’une enveloppe vide, il y a aussi du mobilier, des tableaux, etc., insiste Claudine Houbart. Aujourd’hui, on a tendance à s’extasier sur la « réaffectation » branchée des églises en hôtels par exemple... Je trouve que cette idée de l’église « ancienne » contrastant avec un design branché est quelque chose d’assez irritant dans la mesure où l’on nie complètement la dimension symbolique. Et ce n’est pas une question de croyance ou de pratique religieuse. Je suis d’accord sur le principe de la réaffectation mais je trouve que certains édifices anciens ont une valeur suffisante pour être préservés en tant que tels. Il ne faut pas nécessairement les utiliser comme des boîtes à chaussures où l’on met telle et telle fonction ! Est-ce qu’on réaffecte les pyramides d’Égypte ? Quelles que soient ses métamorphoses à venir, il reste à espérer que, grâce au Watch, Sainte-Croix échappera au scénario catastrophe que certains prédisent si l’on n’agit pas : une destruction pure et simple pour des raisons de sécurité, une insupportable dent creuse dans le paysage liégeois.

 

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Photos © Toni Alaimo. Photoclub IMAGE ULg

 

 

Julie Luong
Octobre 2013

crayongris2  Julie Luong est journaliste indépendante

microgrisClaudine Houbart enseigne l'histoire de l'architecture et la conservation du patrimoine à la Faculté d'architecture. Ses principales recherches portent sur la théorie et l'histoire de la conservation-restauration aux 19e et 20e siècles.

microgrisQuentin Hutsemékers est désormais architecte diplômé de l'ULg. Il a consacré son travail de fin d'études, en juin2013, à la Collégiale Sainte-Croix sous la direction de Claudine Houbart. Il est le principal responsable du dossier déposé au WMW.

 

 


 

 

piavaux


Mathieu Piavaux, La collégiale Sainte-Croix à Liège. Formes et modèles dans l’architecture religieuse du Saint-Empire. XIIIe-XVe siècles, Presses universitaires de Namur, 2013. ISBN 978-2-87037-571-6


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