Quelques mouvements pour une histoire culturelle de la danse

suquetSi la danse, en tant que champ d’études, a été rapidement intégrée dans les universités américaines, ce n’est réellement que durant les dernières décennies du 20e siècle qu’elle est devenue un sujet d’étude international, les chercheurs francophones, notamment, rattrapant peu à peu leur retard sur leurs homologues américains. L’acte chorégraphique est aujourd’hui au cœur de nombreuses recherches interdisciplinaires, croisant principalement les regards de l’histoire, de l’esthétique et de l’anthropologie. À l’occasion de la parution d’un remarquable travail de synthèse (Annie Suquet, L’Éveil des modernités 1), il est peut-être utile de pointer les principaux points d’intérêts auxquels se consacrent ces travaux qui contribuent à une écriture de l’histoire culturelle de la danse.

Trop souvent considérée comme un art mineur, voire un simple divertissement, par les sociétés occidentales, la danse s’est longtemps trouvée aux marges des études universitaires européennes et des approches anthropologiques ou sociétales. Pourtant, il est communément admis que la danse se manifeste comme un symptôme d’un système de croyances collectif. Elle peut être considérée comme un révélateur de la place que nous assignons à l'homme et à son corps dans la société ; elle se laisse lire comme un indicateur précieux de notre conception de la politique, du sacré, ou, plus largement, du vivre ensemble. Toutes les histoires et géographies de la danse montrent à quel point les idéologies ont induit un certain type de danse en relation avec une vision politique du corps. Les mises en scène du corps du danseur renseignent toujours sur les idéologies contemporaines des créations.

Ainsi, la danse médiévale s’est soumise à l’ordre liturgique, la Renaissance annexe la danse pour en faire un outil de propagande royale, le siècle des Lumières favorise le ballet romantique en modifiant la perception de la féminité, et la modernité industrielle et l’avènement du capitalisme invitent une nouvelle forme d’ivresse du mouvement et une nouvelle conception individualisée du corps en mouvement. Le corps du danseur est toujours spéculaire. Il se donne à voir comme le miroir du corps social. Il peut en être aussi parfois son catalyseur, agissant comme un moyen soit de conformation ou de coercition, soit de libération des individus ou de la collectivité.

Ces deux dernières décennies, un très grand nombre de travaux ont permis de définir, de nuancer et de préciser les enjeux du corps dansant. La plupart de ces publications entendent approcher l’histoire des sociétés en confrontant les pratiques et les représentations en usages dans les actes chorégraphiques, qu’ils relèvent des danses de société ou des danses artistiques présentées dans une logique de spectacle. Ces travaux ont engagé une intéressante relecture des sources textuelles, iconographiques et, pour la fin du 19e et le 20e siècle, audiovisuelles. Les méthodologies de l’histoire culturelle ont été largement convoquées et se sont révélées des plus appréciables dans le cadre d’un renouvellement de l’analyse des œuvres chorégraphiques, des pratiques gestuelles et des représentations du corps en mouvement.

Moments charnières, créations fondatrices, artistes influents, imaginaires du mouvement, conceptions du corps en représentation, transgressions d’interdits sociétaux, modes de l’expression corporelle, transmissions des affects, puissances des rituels, pratiques professionnelles et sociales, interrogations de l’expérience kinétique et redéfinitions de la corporéité sont quelques-unes des principales problématiques que l’on retrouve envisagées dans l’effervescence des dernières années de la recherche en danse. Les approches disciplinaires sont variées (histoire, esthétique, sociologie, anthropologie, cultural studies mais aussi, plus récemment encore, sciences cognitives). Les nouveaux outils de l’analyse du mouvement permettent de saisir le travail de la danse et, indirectement, de mieux cerner l’influence des contextes historiques sur la composition du répertoire chorégraphique.

Dans son imposant dernier ouvrage (qui inaugure une nouvelle collection de publications du Centre national de la danse faisant l’état des lieux des connaissances sur une période et une aire géographique donnée), l’historienne de la danse Annie Suquet, interrogeant les contextes culturels de l’émergence des œuvres, se consacre au tournant du siècle précédent et fait le récit des années 1870 à 1945. Son choix semble refléter celui de nombreux travaux qui n’ont de cesse d’interroger les prémisses, les évolutions et les enjeux de la danse moderne. De manière quelque peu grossière, il est possible de distinguer quatre grands axes d’appréhension de cette période profondément marquée par les bouleversements des conditions économiques et sociales de la vie urbaine.

L’industrialisation du spectacle du corps

 L’industrie du divertissement prend son essor dans les pays capitalistes occidentaux dès la seconde partie du 19e siècle. Des spectacles populaires mélangent mimes, acrobaties et fragments inspirés de ballets classiques. Organisés sur le mode de la rupture (la succession de tableaux plus ou moins hétéroclites), ils préfigurent les développements du music-hall, du vaudeville et de la comédie musicale. Ces parades s’imposent rapidement sur le marché international. Le Britannique John Tiller (1854-1925) développe une méthode d’entrainement favorisant la synchronisation des gestes des danseuses de ces grands ensembles : simplicité des pas et des lancers de jambe, répétitions collectives et nombreuses, routines importées des parades militaires (qui feront par ailleurs la renommée du travail de Busby Berkeley, à Broadway puis à Hollywood) et conception de chorus lines, soit l’agencement des corps dansants en lignes successives. Cette vision de la danse, fondée sur la discipline, la hiérarchie, l’effet de masse organisée et la recherche d’une homogénéité parfaite des dynamiques fond le singulier dans le collectif au risque de ne penser l’exercice chorégraphique que sous la forme de simples démonstrations mathématiques, comme le décrivait déjà Kracauer2. Ce type d’attraction, multipliant les parades des danseuses relativement dévêtues, est, bien entendu, chargé d’un érotisme plus ou moins latent pour constituer un « business de la jambe » qui interroge l’image de la femme et, par la même occasion, les valeurs liées aux notions d’exhibition et de pudeur des corps. Il est à noter que certaines pionnières de la danse moderne, comme Loïe Fuller (1862-1928) et Ruth Saint Denis (1878-1968), s’extirperont de ces ensembles féminins en affirmant une démarche artistique individualiste débarrassée de toute connotation sexuelle.



1 Annie Suquet, L’Eveil des modernités. Une histoire culturelle de la danse (1870-1945), Centre national de la danse, Pantin, 2012. 
2 Siegfried Kracauer, “Das Ornement der Masse”, in Le Voyage et la danse : figures de ville et vues de films, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1996.

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