Quelques mouvements pour une histoire culturelle de la danse
Ruth St Denis 1910

Ruth St Denis1910Parallèlement aux politiques colonialistes, aux développements des recherches ethnographiques, et aux manifestations accompagnant les expositions universelles, le goût des gestuelles exotiques se développe, non sans une idéologie de la redécouverte de la puissance archaïque du geste primitif. Pour un certain nombre de danseurs occidentaux, les chorégraphies exotiques permettent d’expérimenter d’autres façons d’être et d’autres langages corporels, de laisser émerger de nouvelles sensibilités ou de chercher un accès fantasmatique à un corps que l’on croit perdu, comme si elles conduisaient à une forme de reconnexion aux valeurs enfouies et oubliées. À l’instar du travail de la figure emblématique de Ruth Saint Denis, ce renouvellement créatif oscillera entre approche documentaire et relecture poétique, sinon fantaisiste, du répertoire oriental et africain. Toujours aux États-Unis, Martha Graham (1894-1991), très influencée par la psychanalyse, se réfère aussi au primitif, mais se distingue des relectures exotiques et des références européennes en s’intéressant aux cultures amérindiennes et afro-américaines. Au cœur de toutes ces démarches se trouve le questionnement crucial de la définition de la pulsion de danse.

L’instrumentalisation politique de la danse

 Révolutions politiques, crises économiques, montées des nationalismes, totalitarismes, guerres mondiales… Les événements qui déchirent les pays occidentaux marquent inévitablement la création chorégraphique et, au delà de sa fonction spéculaire, lui assignent un rôle culturel, social et politique, invitant danseurs et chorégraphes à se radicaliser politiquement. Tandis que le destin du ballet classique en Russie soviétique est au centre de vives polémiques (faut-il en démocratiser l’accès en lui ordonnant de nouvelles thématiques bolchéviques ou faut-il l’interdire en le considérant comme un vestige obsolète de la culture tzariste), la danse allemande moderne est récupérée et instrumentalisée par l’idéologie nazie au service de la restauration d’un corps national et constitue un incroyable outil de propagande (en détournant le principe des danses collectives et en s’assurant les talents de Rudolf Laban ou de l’ancienne danseuse et cinéaste Leni Riefenstahl). Cependant, un certain nombre d’œuvres témoignent des inquiétudes de leur temps et tentent de développer un discours humaniste et pacifiste. Exemplaire, la célèbre et satirique Table verte (1932) de Kurt Jooss (1901-1979) dénonce, à travers une combinaison de pantomimes et de danses expressives (du tanztheater) l’aberrante barbarie de la guerre. En Allemagne encore, le cabaret, qui intègre volontiers numéros de danse et de pantomime comique, devient un lieu d’expression privilégié de la critique, caustique et virulente, de la société comme en témoignent les performances de Valeska Gert (1982-1978), entre autres. Aux États-Unis se développe, grâce à l’investissement d’artistes et de pédagogues très engagés socialement, un plan d’éducation du prolétariat par la danse. Le but en est, pour Edith Segal (1902-1997) et bien d’autres, de valoriser les solidarités de classe sociale et les ériger en mode de résistance aux discriminations raciales et économiques. La liste est bien sûr longue des inscriptions explicitement politiques de l’acte chorégraphique.

Ce trop bref aperçu, aussi schématique que fragmentaire, de quelques-uns des grands axes au cœur de nombre de travaux récents montre toutefois l’extrême richesse des sujets, des œuvres et des problématiques qu’offre l’histoire culturelle de la danse moderne.

Les interactions entre danse et industrie, danse et technologie, danse et idéologie, danse et politique mettent en évidence les imaginaires collectifs, multiples et parfois contradictoires, mais toujours structurants, qui concernent l’idée même du mouvement, pulsion vitale, et la représentation du corps humain, enjeu crucial de notre perception au monde.

Dick Tomasovic
Août 2013 

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Dick Tomasovic  enseigne les théories et pratiques des arts du spectacle au Département des Arts et Sciences de la communication.


 

Ouvrages recommandés 
  • Alexandra Carter (dir.), Rethinking Dance History: A Reader, Londres / New York, Routledge, 2004 ;
  • Jane C. Desmond (dir.), Meaning in Motion: New Cultural Studies of Dance, Duke University Press, Durham, 1997 ;
  • Roland Huesca, Danse, art et modernité - Au mépris des usages, Paris, P.U.F., 2012 ;
  • Annie Suquet, L’Éveil des modernités. Une histoire culturelle de la danse (1870-1945), Centre national de la danse, Pantin, 2012. 

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