Quelques mouvements pour une histoire culturelle de la danse

La technologie au service du spectacle des corps

Loïe Fuller-sur-scène1902Loïe Fuller sur scène 1902

 Les célèbres danses serpentines et lumineuses de Loïe Fuller sont évidemment concomitantes des nouvelles technologies de l’éclairage électrique dans les théâtres et autres lieux de spectacle. Mais, plus largement, l’idée d’impulsion électrique et d’énergie vibratoire vient profondément irriguer la conception du corps dansant de Loïe Fuller et de ses nombreuses imitatrices. Dès 1892, aux Folies Bergères à Paris, la danseuse créait la sensation par son adhésion à la civilisation de l’électricité et de la machine en proposant un spectacle hybride se situant entre performance et théâtre total3. Entourée des meilleurs techniciens et scientifiques (dont Pierre et Marie Curie), elle étudie la lumière et sa réfraction, parsème ses costumes de sels phosphorescents, transforme la cage de scène en boîte noire, et produit une danse tournoyante, sculptée par les faisceaux des projecteurs latéraux, en animant autour d’elles des mètres de voiles de tissu léger. Fuller, métamorphosée par la couleur, emplit alors l’espace scénique de formes lumineuses, éphémères et hypnotiques en mouvement. Ces procédés dynamiques transfigurent le corps de la danseuse, effacent les limites de son incarnation humaine et offrent au regard du spectateur une danse purement visuelle et abstraite. Prennent origine dans ces danses serpentines d’infinies questions, toujours contemporaines, concernant les relations entre scènes et projections, entre actes performés et actes virtuels, entre présence corporelle et intégration des nouvelles technologies audiovisuelles.

Les imaginaires primitifs, naturels et exotiques

 À mille lieues de l’enthousiasme pour le progrès technologique et de l’amour des grandes villes modernes et trépidantes auxquels succombent volontiers nombre de créateurs et d’avant-gardes, des danseurs et chorégraphes considèrent l’industrialisation, le machinisme et l’urbanisation comme les symptômes de la dégénérescence de la civilisation. En Allemagne, Rudolf Laban (1879-1958) prend vite conscience d’une robotisation de l’être humain, d’une mécanisation des rythmes et des gestes qu’il assimile à un véritable danger, tant psychique que physiologique, pour l’être humain. Selon le chorégraphe, la ville soumet les individus à de trop multiples stimulations sensorielles qui ne peuvent plus être perçues de manière signifiante. Il faut dès lors retrouver une culture festive rurale (dont Laban est nostalgique), pour redonner sens et cohérence à l’individu et au groupe dans lequel il vit. Accompagné de la jeune Mary Wigman (1886-1973), c’est dans une communauté végétarienne, anarchiste et naturiste (la ferme de danse de Monte Verità) qu’il explore les rythmes biologiques au cours de sessions d’improvisations de mouvements en pleine nature et qu’il développe, non sans ésotérisme, un imaginaire cosmique, organique et archaïque du rythme et de la pulsion de danse qui connaîtra d’innombrables échos au long du 20e siècle (la recherche par la danse des gestes fondamentaux de l’expérience humaine). Laban développe également son eukinétique (une analyse des dynamiques et des rythmes du mouvement) et sa choreutique (une analyse des trajectoires possibles du mouvement dans l’espace) qui révolutionneront la pensée et l’esthétique de la danse.

Danseuses de Laban autravail
Danseuses de Laban au travail

Aux États-Unis et bientôt partout en Europe, Isadora Duncan (1877-1927) revendique, loin d’une adhésion aux progrès technologiques, une modernité qui exige une redécouverte des aptitudes naturelles du corps humain. Pour retrouver les évolutions libres du corps, mais aussi une pleine conscience de soi, la danseuse convoque le retour des figures de l’Antiquité grecque qu’elle a fantasmées à partir des postures représentées sur les vases et les statues helléniques qu’elle admire. Duncan, qui danse pieds nus dans une tunique lâche et refuse le port du corset, vise, par ces emblèmes, une libération instinctuelle et corporelle ainsi que l’expression des aspirations d’une nouvelle génération de femmes en quête d’émancipation physique et morale.


 

3 Lire Giovanni Lista, Loïe Fuller, danseuse de la Belle époque, Hermann, Paris, 2006.

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