Max et les Maximonstres : le conte
Max et les Maximonstres (Where the Wild Things Are) vient d'être porté à l'écran par Spike Jonze, réalisateur de vidéo clips, producteur de la série télévisée Jackass et connu chez nous pour son film Dans la peau de John Malkovitch, Grand prix du jury du Festival de Deauville, en 1999. Pour réaliser Where the Wild Things Are, Spike Jonze s'est assuré du soutien de Maurice Sendak. Au moment où j'écris ces lignes, le film n'est pas encore sorti en salle, mais on peut supposer à la lecture du synopsis  qu'il est fidèle à l'esprit de l'album paru  chez Harper and Row, à New York, en 1963, sous l'impulsion de la grande éditrice américaine Ursula Nordstrom.

« Max et les maximonstres suit les aventures de Max, un jeune garçon, qui quitte la maison après une dispute avec sa mère, et se retrouve dans une mystérieuse forêt bordant la mer. Incompris et rebelle, Max fait voile vers le pays des Maximonstres, où l'anarchie et le chaos règnent. Spike Jonze adopte une approche innovante pour adapter cette histoire classique. Mélangeant performances réelles, marionnettes et images de synthèse, Max et les Maximonstres est un film d'aventures raconté de façon réaliste et naturelle. Les forêts, l'eau, la boue et le vacarme sont réels. »

max et les maximonstres aff

Cette nouvelle production invite à relire un album qui a réjoui, passionné et fait frémir des milliers et des dizaines de milliers de lecteurs. Que n'a-t-on écrit à son sujet ? Lors de la parution du livre, détracteurs et admirateurs de l'œuvre de Maurice Sendak se sont affrontés sans ménagement. Bruno Bettelheim déconseilla la lecture de « Max », prétextant que les enfants seraient effrayés, voire traumatisés. À trois ou quatre ans, prétendait-il, ceux-ci ne pourraient supporter l'enfermement de Max dans sa chambre et plus encore sa privation de nourriture. De nombreux médiateurs, par contre, pressentaient que Where the Wild Things Are constitue un tournant dans l'histoire de la littérature de jeunesse. L'attribution de la « Calcdecott Medal », en 1964, l'une des plus prestigieuses distinctions américaines, les a confirmés dans leur opinion.

En France, Max et les Maximonstres est traduit  en 1967. Il paraît chez Robert Delpire, éditeur aussi visionnaire dans le monde de la publicité, de l'édition photographique, que de l'édition pour la jeunesse. On rappellera que Delpire était connu pour avoir publié Les Larmes de crocodile d'André François et  C'est le bouquet de Claude Roy, illustré par Alain Le Fol. La critique ne fit guère écho à l'album au moment de sa sortie. Marc Soriano, par exemple, n'y fait pas la moindre allusion dans son Guide de  Littérature pour la jeunesse, paru en 1974, alors qu'il consacre plusieurs pages aux albums édités par François Ruy-Vidal. Peu d'exemplaires furent vendus. C'est grâce à l'opiniâtreté de L'École des Loisirs qui a inscrit le titre à son catalogue, lorsque Delpire a renoncé à ses activités dans le secteur jeunesse, que Max et les Maximonstres a finalement trouvé son public. On notera que l'album a été publié pendant des années sous le double label Delpire et L'École des Loisirs1. Mais, pas plus aujourd'hui qu'hier, la traduction française n'est signée. L'énigme reste entière. Les éditeurs restent bouche cousue. On sait que Delpire comptait parmi ses conseillers littéraires et collaborateurs d'illustres écrivains, mais jamais  Claude Roy ni Bernard Noël n'ont revendiqué cette traduction.

Un récit aux accents mythiques

Sous le couvert d'une histoire simple, c'est  à un récit aux résonances mythiques que Maurice Sendak confronte ses lecteurs. Après que sa mère l'a puni, en l'enfermant dans sa chambre et en le privant de nourriture, une forêt pousse dans la chambre de Max ... comme par magie. Max s'y enfonce. Arrivé en bord de mer, il s'embarque sur  un voilier qui porte son nom et qui  l'emmène par-delà les océans sur une île peuplée de terribles monstres « qui roulaient des yeux terribles, poussaient de terribles cris, faisaient grincer leurs terribles crocs ». Loin de se laisser effrayer par ceux-ci, Max leur impose le silence  et, de son seul regard, il les soumet.

Le voilà sacré roi : une couronne sur la tête et un sceptre à la main. Ensemble, ils font la fête : « une fête épouvantable » précise le texte. Pendant trois doubles pages sans texte, la fête bat son plein. Lorsque, épuisés par leurs excès, les Maximonstres s'endorment, Max ressent le poids de la solitude. C'est alors que « des odeurs de choses bonnes à manger » flattent ses narines.  Comme le jeune garçon ressent le besoin d'être aimé, il retourne à son bateau et quitte l'île, alors que les Maximonstres le supplient de rester. Après une longue, très longue navigation, le jeune garçon retrouve sa chambre où l'attend un repas tout chaud.

Ce schéma narratif, ici adapté à l'enfance, nous est familier : de nombreux récits épiques racontent les voyages de super héros. Ceux-ci découvrent des îles lointaines, peuplées d'êtres mythiques qu'ils doivent vaincre : combats contre des dragons, des  cyclopes, des géants... Doué de pouvoirs nouveaux, le vainqueur qui a traversé les épreuves, désormais  « initié » ou « métamorphosé », regagne alors son pays et les siens.

Une plongée dans l'inconscient

Le voyage du jeune Max se différencie cependant de celui des héros de légende, il le mène dans un lointain qui n'avait jamais été exploré : la psychanalyse est passée par là ! Ce voyage imaginaire qui est aussi un voyage thérapeutique conduit Max au plus profond de lui, à la rencontre de ses pulsions agressives et destructives. On pourrait dire  qu'il fait une plongée dans  son propre inconscient. Au terme du parcours, Max a  compris qu'il était capable de maîtriser la part de sauvagerie qui l'habite, représentée par les « monstres », d'allure bien sympathique d'ailleurs, avec lesquels il avait momentanément pactisé. À son retour, après des jours et des nuits, il accoste dans sa chambre, rasséréné. Il peut retirer sa cagoule de loup. Il est prêt à se réconcilier avec sa mère. Tout cannibalisme sauvage (Max avait menacé sa mère de la manger) est désormais écarté. Max s'apprête à manger le repas que sa mère lui a préparé et dont la chaleur constitue un gage d'affection.

max und moritz couverture

C'est une face ténébreuse de l'enfance que révèle Maurice Sendak, ce côté sombre que l'on se refuse souvent à voir. Voilà qui expliquerait les réactions négatives de plusieurs adultes face à l'album. Non ! l'enfant n'est pas cet être angélique et innocent qui fut si souvent célébré en littérature de jeunesse. C'est un être complexe qui peut entrer en conflit violent avec l'autre, avec lui-même, et qui doit apprendre la maîtrise de soi qui donne confiance en soi. En mettant en scène un enfant rebelle, Maurice Sendak renouerait-il avec la tradition des « enfants terribles » qui fut au cœur de la littérature de jeunesse du 19e siècle, tels Max et Moritz de Wilhelm Busch auquel le Musée Félicien Rops de Namur vient de consacrer une importante exposition2. On peut légitiment se demander si Maurice Sendak n'a pas choisi le prénom de son héros en référence à l'un de ces deux garnements.  

De nouvelles relations entre le texte et l'image

L'album de Maurice Sendak exige une attention permanente de la part du lecteur. Rien n'y est explicite. Pour interpréter l'histoire, celui-ci doit se montrer attentif aux indices, qu'il soient textuels ou iconiques. En novateur, l'artiste a privilégié le langage de l'image, sans toutefois renoncer à l'impact des mots. Si le texte est bref, il est néanmoins valorisé par la place centrale qu'il occupe sur la page de gauche, puis sous l'image agrandie. Ce qu'il tait, l'image le montre. C'est en tissant des liens entre les deux instances que le lecteur fait émerger la signification du récit. Si le texte précise, à deux reprises, que l'histoire racontée se déroule un soir, c'est l'image qui indique que nous entrons dans le monde intérieur du jeune garçon. Certes, nous ne voyons pas Max s'endormir. Mais lorsque la chambre se transforme en forêt, regardons ses yeux : ils sont fermés.  Ils seront pareillement bel et bien fermés, lors du voyage de retour. Par ailleurs, le lit de Max, quoique différent, ne rappelle-t-il pas le lit d'un autre héros, spécialisé dans le rêve ? Celui de Little Nemo, créé en 1905, par Winsor Mc Cay.

Une œuvre savamment construite

Maurice Sendak a semé tout au long de l'album de pareils indices visuels qui soutiennent la progression de la narration dans une logique onirique et qui orientent la construction du sens.  À travers quelques exemples, voyons comment le rêve intègre des éléments du réel et comment le réel fait irruption dans le rêve. Le déguisement en loup, griffes aux pattes et oreilles pointues, n'apparente-t-il pas d'emblée Max à l'univers des Maximonstres, dont on avait pu voir un portrait dessiné, affiché au mur, au pied de la cage d'escalier ? La fourchette dans les mains de Max, lorsqu'il poursuit son chien, avant qu'il soit question de manger qui que ce soit ou quoi que ce soit, ne préfigure-t-elle pas l'importance de l'acte de manger dans l'album ? La plante verte devant la fenêtre largement ouverte, la lune dans le ciel, ne préparent-elles  pas la métamorphose de la chambre en forêt ? Cette ouverture n'invite-t-elle pas à la fuite, au moment où la porte de la chambre vient de se refermer ?  Et que dire du tabouret sur lequel Max est assis sous la tente royale ? N'est-ce pas celui que l'on avait vu sous la tente improvisée dans la première image de l'album ?

max-maximonstres

Les virtualités de l'album

Maurice Sendak a exploité avec un talent fou les virtualités qu'offre un album. Il y a d'abord le traitement de la page, le rapport du face à face, page de gauche et page de droite, ensuite, il y a la succession des pages entre elles. Au départ et, pendant quelque temps, la page de gauche offre sa blancheur, avec, en son centre, une, deux ou trois lignes de texte. En face, la page de droite est illustrée : une image qui grandit au fur et à mesure que progresse la narration et que l'on pénètre dans le monde intérieur du jeune garçon. Lorsque l'image a envahi tout l'espace disponible, elle déborde, alors, vers la gauche, par-delà la pliure, au point d'envahir la totalité de la double page, en repoussant le texte vers le bas. Enfin, celui-ci s'efface complètement, lors de la fête « épouvantable ». Trois doubles pages se succèdent comme sur un immense écran géant donnant à ce grand chahut toute son ampleur.  « Le format constitue le territoire de l'action, il en définit les limites. » rappelait Elzbieta, dans L'enfance de l'art. Quel format pouvait mieux convenir pour la mise en scène de ce débordement  ! Quel format pouvait mieux s'adapter, en même temps, à un récit de voyage ! Il matérialise l'espace parcouru et rend palpable la durée. Or, Maurice Sendak joue sur le temps, qu'il contracte ou dilate selon les nécessités du récit. Ainsi, par exemple, une double page, qui lie texte et image, traduit visuellement la longueur du voyage de retour.

Il fit voile à nouveau

Il vogua le matin

et il vogua le soir,

les jours étaient

comme des semaines

et les semaines

comme des mois

Par contre, pour rendre la rapidité de ce même voyage, il suffit d'un léger mouvement de la main : tourner la page. C'est que le temps du mythe et le temps vécu par Max son différents. Entre le moment où Max sent de bonnes odeurs et celui où il se retrouve dans sa chambre, le repas n'a pas refroidi !

Tordre le coup à la beauté stéréotypée, renoncer aux couleurs douces

Dans Max et les Maximonstres, Maurice Sendak tord le cou à l'imagerie stéréotypée « adaptée à l'âme enfantine » et à la beauté conventionnelle. C'est d'ailleurs un reproche qui lui fut fait. De nombreux adultes trouvaient les images fort laides et même effrayantes. Rappelons-nous qu'à l'époque, les éducateurs recommandaient des images rassurantes, claires et colorées avec gaieté. Or c'est tout le contraire dans cet album au rendu dense qui assombrit et dramatise l'atmosphère, mais qui néanmoins se termine sur une ouverture positive : la réconciliation et la chaleur affective.

L'interprétation au cœur de l'album

Ces considérations n'ont pas épuisé la richesse de l'album. Bien des points demanderaient un approfondissement. On pourrait se pencher sur les monstres eux-mêmes, sur leur importance respective, les rapports qu'ils entretiennent entre eux. Plusieurs critiques ont pensé que certains d'eux pourraient avoir un rapport avec la famille de Max. Pourquoi le taureau aux pieds d'homme figure-t-il en page de couverture et pourquoi est-il plongé dans le sommeil ? Rêverait-il le livre que le lecteur va ouvrir ? Serait-il une figure de l'auteur, lui qui porte Max sur ses épaules ? Maurice Sendak  a choisi de donner à son lecteur le plaisir d'interpréter. Respectons ses intentions ! Constatons qu'à la suite de Where the Wild Things Are, de plus en plus d'albums donneront à l'enfant lecteur un rôle actif.

D'autres adaptations

Si les enfants adorent s'approprier de Max et les Maximonstres en redessinant l'album et ses personnages, en créant des masques plus ou moins ressemblants, en théâtralisant différents épisodes ou en faisant une fête aussi épouvantable que cacophonique, des artistes se sont plu à créer des adaptations de l'œuvre. Retenons quelques-unes.

La plus célèbre est probablement l'opéra du compositeur écossais Oliver Knussen. Se souvient-on que cet  opéra fut créé à la Monnaie, à Bruxelles, en 1980, dans une première version, à l'occasion de l'Année internationale de l'Enfant ? La version définitive fut proposée à Londres en 1984, dans le cadre du Glyndenbourne Touring Opera. L'Opéra Royal de Wallonie l'a présenté à deux reprises (en novembre 2005 et févier/mars 2008).

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photo © Jacques Croisier

Un enregistrement sous la direction du compositeur est disponible chez Deutsche Grammophon.

Max fut également adapté en dessin animé par Gene Deitch, en 1988, pour les studios Weston Woods ; cette version de plus ou moins 7 minutes fut éditée par Gallimard Jeunesse, en 1991. La même année Jean-Pierre Seyvos composait un « petit opéra » pour chœur d'enfants et ensemble instrumental qui fut créé Chilly Mazarin. La maison de disque Alpha l'a enregistré en 2006 et le CD fut l'un des coups de cœur de l'Académie du disque Charles Cros. Et ce n'est pas tout, Randall Woolf composa, en 1997, une partition musicale pour un ballet chorégraphié par Septime Webvre ; la tournée de l'American Repertory Ballet dans plusieurs villes des USA fut un succès dont témoigne les quelques images enregistrées que l'on peut voir sur You Tube. Par ailleurs, « la toile » permet d'écouter différents moments de l'œuvre disponible en CD aux États-Unis.

 

Michel Defourny
Décembre 2009

crayon

Michel Defourny enseigne la littérature de la jeunesse à l'Université de Liège.

 


 

1 Aujourd'hui, en dehors du copyright, le nom de Robert Delpire n'est plus repris.
2  Parallèlement à l'exposition qui a eu lieu du 30 mai au 30 août 2009, le musée Félicien Rops a publié un volume consacré à l'œuvre de Wilhelm Busch, De la caricature à la BD, contributions de Hans Joachim Neyer, Nelly Feuerhahn et Michel Defourny, Stichting Kunstboek, Oostkamp, 2009

 

Cet article est paru également dans "Lectures" N°163, novembre-décembre 2009.