Jean-Philippe Toussaint
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Surgi sur la scène littéraire parisienne en 1985 avec La Salle de bain, Jean-Philippe Toussaint est aujourd'hui un auteur reconnu, récipiendaire de prix littéraires importants (Rossel pour La Télévision en 1997 et Médicis pour Fuir en 2005), fêté par la critique, suivi de roman en roman par au minimum 20 000 fidèles lecteurs francophones, traduit en plus de vingt langues, étudié dans toute l'Europe par les universitaires et adulé au Japon, où il est le plus célèbre romancier vivant écrivant dans la langue de Voltaire.

Son succès auprès des lecteurs ne s'est jamais démenti : La Salle de bain s'est vendu à ce jour à plus de 90 000 exemplaires dans sa version française et à plus de 100 000 exemplaires au Japon, ce qui est tout à fait inouï pour un romancier traduit.

photo © Hélène Bamberger 

La presse littéraire reconnaît aujourd'hui unanimement les qualités littéraires de son œuvre. La Vérité sur Marie, roman que Jean-Philippe Toussaint fait paraître en cette rentrée, suscite en effet des commentaires élogieux. La romancière Marie Desplechin écrit dans Le Monde des Livres : Toussaint « a le génie de faire entendre ce qu'il choisit de taire. Pour du roman, c'est du roman : tout le bonheur du genre, et rien de débraillé. » « C'est Rembrandt et Turner à la fois, mais qu'il faut imaginer poudroyant sur deux cents pages », s'exclame, enthousiaste, Éric Loret dans Libération. « Si le nouveau livre de Jean-Philippe Toussaint exerce une telle séduction, c'est que le style en est souverainement maîtrisé », déclare Jacques De Decker dans Le Soir tandis que Nelly Kaprèlian, dans Les Inrockuptibles, indique, dès le sous-titre de son article, que « La Vérité sur Marie offre une leçon de littérature, sous influence Nouveau Roman. » Et Jacques Dubois, professeur émérite de l'Université de Liège propose déjà une fine analyse de ce roman sur le site Médiapart, notant entre autres : « La puissance de cette Vérité sur Marie tient d'abord à un style qui envoûte alors même qu'il multiplie les signes narquois. »

Les caractéristiques des romans

Quel est son secret ? Une littérature qui est, d'une part, fine, cultivée, intellectuelle, infiniment soignée du point de vue formel, héritière de Beckett et du Nouveau Roman, et, d'autre part, facile à lire, pleine d'humour, accessible à de très jeunes lecteurs. Mais encore : une littérature résolument contemporaine, qui traite des nouveaux rapports entre hommes et femmes, de pays en pleine mutation comme la Chine, mais aussi, plus trivialement, du sport, de la télévision, des ordinateurs, des auto-écoles, des gobelets en plastique, des supermarchés, des centres commerciaux, des cartes magnétiques, des téléphones portables...

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L'œuvre de Toussaint peut se diviser en deux grandes périodes. La première d'entre elles contient des romans qui se distinguent par leur humour : La Salle de bain (1985), Monsieur (1986), L'Appareil-photo (1989) et La Télévision (1997). La seconde, plus sérieuse et, sans doute plus difficile, correspond à la nouvelle manière de Toussaint et comprend jusqu'à présent trois romans appelés à faire partie d'une fresque de plusieurs tableaux : Faire l'amour (2002), Fuir (2005) et La Vérité sur Marie. Restent deux livres, qui ne se rangent dans aucun de ces deux ensembles : La Réticence (1991), une manière d'hommage au roman moderniste, et Autoportrait (à l'étranger) (2000), recueil de textes courts, les uns proches de la première tendance, les autres annonçant la seconde. 

Les romans de la première manière permettent une double lecture : en surface, ils sont légers, drôles, ludiques et leur intrigue est volontairement minimaliste. Le narrateur y paraît calme, détaché, poli, indolent, oisif et ironique et son comportement semble tout à fait insolite : on ne comprend pas, dans L'Appareil-photo, pourquoi il se rend dans une auto-école en dehors des heures de cours et y lit tranquillement son journal. À la seconde lecture, le même personnage devient un homme tourmenté, mû par une angoisse profonde face à la crudité de la réalité, au temps qui passe, à l'amour, au travail et à la mort. Ces romans, que la critique a qualifiés de « minimalistes », ne le sont donc qu'en apparence : ils abordent de grands thèmes. Mais, ils chuchotent en souriant ce qui, ailleurs, s'exprime par des cris et des larmes. Au niveau stylistique, ils jouent avec bonheur et de plusieurs façons sur les ruptures de ton : ils évoquent de manière noble des réalités ordinaires ou ils mêlent des mots relevant de niveaux de langage très contrastés.

La nouvelle manière est à la fois moins humoristique et moins pudique : les thèmes sont abordés frontalement - Faire l'amour, Fuir et La Vérité sur Marie peignant une douloureuse rupture. Mais Toussaint n'en revient pas pour autant à un roman traditionnel. Comme pour mettre en relief l'absurdité de la vie, le récit principal est parasité par une foule de détails et par de somptueuses descriptions des pays, le Japon, la Chine et l'île d'Elbe, traversés par le narrateur. Le style y devient ample et soutenu et les ruptures de ton plus rares : les phrases y gagnent un cachet proustien. Le dernier opus, La Vérité sur Marie propose en outre une intéressante réflexion en actes sur la narration : une des forces du roman est le jeu de cache-cache que joue le narrateur lui-même, qui imagine un récit dont il est souvent absent. Jean-Philippe Toussaint est le maître d'une littérature à la fois savante et agréable à lire.

Influences sur la littérature contemporaine

Mine de rien, la sortie du premier roman de Jean-Philippe Toussaint a changé le paysage éditorial français. La littérature française n'est plus tout à fait la même depuis la parution de ce petit livre intitulé La Salle de bain. De très nombreux auteurs sont redevables des portes qu'il a ouvertes.

En quoi ? Au moment où Toussaint publie son premier roman, la littérature française voit la reconnaissance officielle de son dernier grand mouvement avant-gardiste : le Nouveau Roman. C'est en 1985, en effet, que Claude Simon obtient le prix Nobel. Aucun mouvement de la même ampleur ne semble en mesure de prendre la relève. La plupart des romanciers contemporains en reviennent alors tristement au récit traditionnel sans tenir compte des acquis de la modernité littéraire et du Nouveau Roman. Jean-Philippe Toussaint trouve alors une voie médiane et prouve au monde littéraire qu'il est encore possible d'écrire après Beckett et Robbe-Grillet, même (et surtout) quand on admire Beckett et Robbe-Grillet. Et que la solution ne consiste plus à « aller plus loin », à dépasser ces auteurs prestigieux, mais à recontextualiser leurs œuvre.

La solution consiste en la position « dialectique » décrite ci-dessus, c'est-à-dire en une synthèse entre un roman savant et un roman plus léger. Et la voie que Toussaint ouvre sera suivie par nombre d'auteurs. Son influence se ressent dans les premiers romans d'Emmanuel Carrère, tels que La Moustache (1986), dans ceux d'Echenoz (qui publiait déjà depuis 1979, mais qui donnera à partir de Lac (1989) un tour plus contemporain et moins gratuit à ses romans), des romanciers de Minuit tels que Michel Deville, Christian Oster ou Éric Laurrent, et chez nombre d'auteurs publiés ailleurs, comme Jean-Luc Outers ou Philippe Delerm. Insistons-y : plus que d'influences, il s'agit ici d'ouverture : depuis Toussaint, il est possible d'employer la voie narrative sans être réactionnaire (littérairement parlant), sans retomber dans la naïveté réaliste.

Laurent Demoulin
Novembre 2009

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du XXe siècle.

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