Le prix Marcel Thiry 2009 couronne un auteur liégeois, un poète à la fois discret et opiniâtre, dont l'œuvre mérite cette reconnaissance.
Âgé de 43 ans, Laurent Demoulin n'a que peu publié : son premier recueil est paru aux éditions du Fram en 2001. Intitulé Filiation, il dessinait déjà clairement ce que Demoulin veut écrire : non une poésie intellectualisante, abstraite, détachée, hermétique, gratuite, mais la présence d'un homme habité de pensées, de sensations et de sentiments dans un monde tout entier fait de relations humaines. Les titres des poèmes le disaient bien : « Filiation », « Les deux frères », « L'autre », « Et la fille ? »...
Trop tard est un bref mais dense recueil, presque une plaquette, richement illustrée de gravures de Colette Schenk et de Dacos. Vingt poèmes de forme fixe y déroulent le parcours d'un deuil réel, la perte d'un ami.
L'ensemble est subtilement construit : partant du moment où il apprend le décès, il faut que le locuteur en passe, poème après poème, par l'évocation des souvenirs communs, mais aussi par le constat de l'oubli qui gagne, pour pouvoir enfin évoquer, deux poèmes avant la fin, l'accident meurtrier.
Celui qui, dans ses travaux universitaires, s'est fait le spécialiste de la modernité, ne la cherche pas nécessairement dans son écriture poétique, ou du moins n'en suit-il pas les voies les plus spectaculaires, donc les plus superficielles. Laurent Demoulin est un homme d'aujourd'hui, celui lui suffit. Moderne, il l'est par la pudique audace avec laquelle il fait de son expérience, existentielle ou douloureuse, le seul objet qu'il puisse donner à son écriture, la seule dynamique qui puisse l'animer, la seule raison d'écrire.
Il est remarquable que cette option poétique s'accompagne, discrètement, d'une maîtrise de l'écriture qui dénote une véritable réflexion sur la poésie. Qu'est-ce qu'écrire de la poésie, dès lors qu'elle n'est pas qu'un jeu ? A-t-on le droit d'être lyrique, et jusqu'où, et comment ? Faut-il éviter de s'épancher ? de s'exhiber à un lecteur devenu voyeur ? Quels moyens, rhétoriques et autres, peut-on mettre en œuvre pour que le poème, sans tomber dans ces dangers, assume sa fonction expressive et communicationnelle ?
De tout cela, Demoulin est conscient ; il prend position. Et le poème le dit lui-même :
la poésie moderne |
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qui ne manque pas de mots |
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aurait-elle peur des mots | |
se pressant en folle foule | |
du sens du je du tu | |
dans un chaos rapide | |
du tu du dit des sens | |
aux couleurs inaudibles | |
du feu des fleurs des fous | |
dans des phrases libérées | |
des femmes des hommes des morts | |
de la tutelle du sens | |
des torsions de l'histoire | |
et de l'épreuve du réel | |
poème impossible sur | |
la folie de mon ami | |
la folie éternelle | |
trop loquace pour mes vers | |
devance la mesure poétique |
Chaque poème se clôt par un dix-neuvième vers détaché, comme un titre final, une image, une couleur, et certains sont parmi les plus beaux vers du livre : mon ami n'est plus que des mots, ou je m'habitue à ton absence, ou la mer avalant le soleil, ou ci-gît mon épopée sans fin, ou c'est dans ma vie que tu es mort.
Si ce travail formel, clairement positionné, tend à prôner une poésie plutôt qu'une autre, il ne récuse ni ne rejette en rien le passé de cette poésie. Ce livre est un tombeau, dans la tradition du genre. Il n'en dédaigne donc pas totalement les formes rhétoriques, comme la belle invocation qui ouvre le livre : toi mouche qui bourdonne / toi l'ortie urticante / vous les sapins les chênes / les prunes les pommes les vers / les platanes et les saules / toi l'ancien supérieur / abusant du pouvoir / vous qui vivez ici / j'ai besoin de votre aide / [...] / j'enterre aujourd'hui mon ami.
Le poète choisit de donner forme à la folie des mots qui se pressent en foule, et de contenir dans les mots la douleur et le deuil, sans les écrire au premier degré, mais en leur gardant l'essence de leur charge d'expérience – osons dire : d'émotion. Nul pathos, donc : il est frappant de voir combien, dans ces poèmes, un équilibre parfait entre simplicité et contention peut produire une poésie qui, loin d'être entravée ou au contraire expansive – ce qu'elle aurait pu être –, se révèle lumineuse et apaisée, au cœur même de l'expression d'un deuil.
il convient de les jeter |
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avec circonspection | |
dans l'oubli dans la terre | |
d'écrire à leur sujet | |
de porter d'eux le deuil | |
non sans quelque indulgence | |
de donner leurs prénoms | |
d'expliquer leur absence | |
aux enfants nouveau-nés | |
de vouer aux histoires | |
leurs noms aux anciennes rues | |
enfermées entre deux dates | |
leurs corps à la vermine | |
quelques bribes de leur vie | |
leurs biens aux héritiers | |
aux formules leurs bons mots | |
d'en parler au passé | |
et il vous semblera | |
que depuis toujours sont morts les mor |
C'est que ces poèmes donnent à voir le travail intime s'opérer, dans les apparences mêmes du dire. Travail formel / travail de deuil... Voilà la fonction de la poésie pour Laurent Demoulin, à tout le moins dans un tel livre, cette chanson par delà l'au-delà.
François Jacqmin l'avait dit : « La poésie sera consolatrice, ou rien. »
Gérald Purnelle
Novembre 2009
Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du XXe siècle.
Gérald Purnelle enseigne les formes poétiques modernes à l'ULg. Ses recherches actuelles ont pour principal objet la métrique, l'histoire des formes poétiques et la poésie française des XIXe et XXe siècles.