Entretien avec Jean-Philippe Toussaint

L. D. : Puisque ce n'est pas un roman autobiographique, pourquoi faut-il que le narrateur ait besoin de s'être trouvé à cette fenêtre-là, alors que tu n'y as jamais été ?

 J.-P. T. : Qu'est-ce que tu en sais ? [rires] L'auteur constitue un troisième niveau. Parfois, c'est limpide, ça se superpose. Par exemple, la scène de l'orage à Paris. Premier niveau : Marie. Marie, bien au chaud dans son lit alors que la fenêtre est ouverte, ressent certaines sensations physiques. Deuxième niveau : le narrateur. C'est une scène qu'il a vécue à l'île d'Elbe avec Marie. La chambre à Paris et la chambre à l'île d'Elbe se superposent. Troisième niveau : l'auteur. J'ai moi-même vécu, non pas à l'île d'Elbe mais en Corse, des nuits d'orage la fenêtre ouverte. Les sensations décrites sont donc autobiographiques en quelque sorte. Je prête au narrateur des sensations qui m'appartiennent, et le narrateur les prête à Marie.

L. D. : Mais de telles notations autobiographiques ne peuvent s'appliquer qu'à des détails du récit et non aux scènes importantes. J'imagine que tu n'as jamais poursuivi un cheval dans un aéroport... Par ailleurs, le narrateur dénonce sa propre projection lorsqu'il avoue qu'il s'était trompé dans le prénom : Jean-Christophe ne s'appelle pas Jean-Christophe, ce qui est assez drôle.

 J.-P. T. : Oui, c'est ludique. Mais, en même temps, c'est emblématique. Il y a une réalité : le personnage s'appelle Jean-Baptiste de Ganay. Mais, dans la fiction, avec beaucoup de mauvaise foi, le narrateur ne cesse de l'appeler Jean-Christophe de G. En fait, la réalité de Jean-Baptiste de Ganay est tout aussi fictive que celle de Jean-Christophe de G. On aurait pu imaginer que j'écrive un livre à partir de choses réelles. Ce n'est pas le cas : comme tu le soulignes, je n'ai jamais poursuivi de cheval dans un aéroport. En d'autres termes, l'ambition majeure de La Vérité sur Marie est de livrer le roman et sa genèse. J'explique au lecteur comment le narrateur a pu inventer ce qu'il raconte et pourquoi il l'a inventé.

L. D. : Ce jeu est poussé très loin dans une scène particulière : celle où le narrateur décrit la pensée du cheval - pensée à laquelle il ne peut avoir accès. Il y a là une sorte de surjeu. As-tu hésité à écrire cette scène-là ou s'est-elle imposée d'elle-même ?

 J.-P. T. : Je n'ai pas hésité : c'est la scène initiale, originelle, du roman. La première image que j'ai eue de ce livre, c'est un cheval qui vomit dans la soute d'un Boeing 747 en vol. J'ai construit le roman pour arriver à cette scène-là. Car la force poétique de cette image me plaisait. Il s'est trouvé que, dès que j'ai commencé à travailler, je me suis informé sur les chevaux et j'ai appris qu'ils ne vomissaient pas. Ça commençait mal... Cela m'a amené à prendre une position narrative très radicale : j'affirme quelque chose d'impossible. Pourtant, je ne sacrifie pas du tout le réalisme. J'essaie de rendre l'avion le plus réaliste possible, que l'on y soit vraiment : je décris des sensations, des vibrations, des détails pour produire un effet de réel. Le cheval est là. Et, bien que dans la réalité les chevaux ne peuvent pas vomir, il vomit. D'une certaine façon, je romps le pacte tacite entre le lecteur et moi, qui voudrait que je raconte des choses plutôt vraisemblables. Après avoir fait croire à la réalité de la description, j'affirme soudain que l'on n'est pas dans un avion en vol mais dans la littérature.

L. D. : Le lecteur peut se dire qu'il s'est fait avoir...

 J.-P. T. : Je suis pris dans une contradiction. Je m'efforce de créer un effet de réel, je demande au lecteur de se mettre dans la peau du cheval et, en même temps, je romps le pacte réaliste pour traiter un problème littéraire. J'essaie de faire, de front, deux choses contradictoires : faire croire que le texte est le réel et dire : « C'est de la littérature. » Ou plutôt, le dire sans le dire. Car ce n'est pas explicite. Le texte se maintient toujours au bord du précipice de la mise en abîme.

L. D. : Jolie formule !

 J.-P. T. : La mise en abîme me paraît être une solution beaucoup trop facile. Elle ne m'intéresse pas en tant que telle : je ne veux pas que le narrateur soit un écrivain. Le narrateur imagine, mais il n'écrit pas. Il est occupé par une sorte de monologue visuel. Il est en train de rêvasser. Tout se déroule devant ses yeux comme dans un rêve...

Propos recueillis par Laurent Demoulin
le 26 mai 2009

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du XXe siècle.

 



Voir aussi : Jean-Philippe Toussaint : Tout sur Marie, par Alain Delaunois

 

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