Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Entretien avec Jean-Philippe Toussaint

26 octobre 2009
Entretien avec Jean-Philippe Toussaint

Laurent Demoulin : Commençons par le titre, La Vérité sur Marie. Il est à la fois différent des titres de tes premiers livres, composés d'un nom désignant une pièce ou un objet familier (La Salle de bain, La Télévision, L'Appareil-photo), et des titres de tes romans plus récents, qui se limitent à un verbe à l'infinitif (Faire l'amour, Fuir). Il s'agit d'un titre plus imposant : « Vérité » est un mot presque philosophique.

Toussaint nb HB 2009red

Jean-Philippe Toussaint : Il s'agit du titre que j'ai donné au premier manuscrit. C'est un titre tout terrain, costaud, mais il me semblait que je pouvais trouver mieux. Comme ce roman forme une trilogie avec les deux précédents, j'aurais voulu poursuivre dans la ligne de Faire l'amour et de Fuir, et j'ai fatigué le dictionnaire à la recherche de verbe commençant par « f », mais je n'ai rien trouvé qui convienne. L'aspect philosophique du terme « vérité » ne me déplait pas, mais il s'agit d'un problème très vaste au sujet duquel je n'apporte pas grand-chose d'un point de vue théorique. Encore que... Mais le titre me plaît aussi pour une autre raison : le terme « vérité » implique le thème du secret. Le lecteur peut imaginer que quelque chose lui est caché et, en effet, au début, est décrite une nuit qui s'est déroulée en l'absence du narrateur. D'une certaine façon, une révélation a lieu, si ce n'est d'un secret, du moins d'événements qui ne sont pas publics. Donc, le titre convient au livre sans en constituer l'un des points forts.

photo © Hélène Bamberger

L. D. : Est-ce lié au point de vue narratif ? Le roman présente la particularité de jouer avec le narrateur. Il ne s'agit pas d'un narrateur omniscient, mais d'un récit à la première personne (le narrateur participant à l'histoire en tant que personnage), mais, souvent, il imagine les faits ou il les reconstitue. Il est donc question de vérité alors que l'on est souvent dans la fabulation.

 J.-P. T. : Je ne sais s'il faut relier ce jeu narratif avec l'idée de vérité, mais, en tout cas, la question du narrateur constitue le nœud du livre. Ce nœud trouve son origine dans Fuir. Dans la troisième partie de Fuir, roman écrit à la première personne, le narrateur disparaît. Et Marie, qui est le personnage secondaire, cherche le narrateur. Le « il » (ou plutôt le « elle ») cherche le « je ». Aucune revendication théorique ne vient appuyer ce fait. Dans l'énergie de Fuir, cela passe presque inaperçu : le lecteur se demande où est passé le narrateur et cette situation se résoud de façon assez émotive et dramatique. Mon projet, dans La Vérité sur Marie, est de reprendre cet épisode mais à une toute autre échelle. Le narrateur disparaît cette fois d'un tiers du livre. On pourrait presque dire qu'il ne cesse d'apparaître et de disparaître. Quand il réapparaît et que Marie l'aperçoit par hasard, son entrée en scène crée une surprise : il n'aurait pas dû être là. Et le choc que peut ressentir le lecteur, pour qui le narrateur a disparu durant cinquante pages, est comparable à celui qu'éprouve Marie en le voyant, car, pour elle, il a disparu pendant deux jours. Le lecteur peut comprendre l'émotion de Marie. Mais en même temps, il est appelé à se poser des questions : « Comment le narrateur sait-il ce qu'il s'est passé dans la vie de Marie avant de la croiser ? »

L. D. : En effet, on n'échappe pas à cette question.

J.-P. T. : En fait, je pose théoriquement le problème de la troisième personne en littérature. Il ne s'agit pas d'un petit problème. Comment peut-on écrire à la troisième personne en littérature ? Une réponse possible est : « On ne peut pas. » C'est, d'ailleurs, ma première réponse. En écrivant La Vérité sur Marie, j'ai connu des moments de découragement qui étaient liés au fait que je ne parvenais pas à écrire à la troisième personne. Dans la deuxième partie du livre, Marie est seule et le récit est purement à la troisième personne. Comme Madame Bovary. Mais, au lieu d'être extérieur au récit, le narrateur connaît le personnage. Le point de départ se situe en fait au moment où le narrateur rejoint Marie à l'île d'Elbe. Assis dans un bateau, il imagine les événements, il les reconstitue, il les invente et il se souvient. Il revit mentalement deux nuits racontées auparavant dans le roman. Il songe ainsi à la nuit de la mort de Jean-Christophe de G. Il s'agit d'un premier cas de figure, car il a été témoin de certaines choses : il a vu le corps encore vivant emporté par des infirmiers, il a vu les lieux, il a vu les chaussures qui étaient restées dans l'appartement, il a vu Marie juste après les événements et il a enquêté de façon passive, Marie lui a donné des informations. Au restaurant, elle lui a confié qu'elle a eu le sentiment que Jean-Christophe de G. était peut-être armé. Ce sont des éléments qu'il n'a pas vérifiés lui-même directement mais qui lui ont été confiés. Ce sont des sources.

L. D. : Mais certains éléments des premières scènes ne peuvent avoir été racontés par Marie, comme sa relation sexuelle avec Jean-Christophe de G., à moitié endormis. Le narrateur n'a pas pu apprendre ces détails-là.

 J.-P. T. : À côté des éléments dont il est le témoin visuel et des informations que lui a fournies Marie, il y a tout ce qu'il invente, en effet, ce qu'il fantasme, ce qu'il espère, ce qu'il désire ou ce qu'il craint. Par ailleurs, il a quand même vaguement procédé à une enquête sur ce Jean-Christophe de G. et il essaie de construire le personnage. Enfin, dernier cas de figure, il se sert de détails qu'il connaît intimement : il imagine ce que Jean-Christophe a ressenti parce que lui-même a ressenti la même chose. Je vais donner des exemples concrets de ce genre de reconstruction. Premier exemple : la bouteille de grappa. Le narrateur et Marie ont bu ensemble de la grappa à l'île d'Elbe et ils ont échangé des baisers qui avaient le goût de la grappa. Quand le narrateur aperçoit la bouteille dans l'appartement, il imagine que Marie et Jean-Christophe en ont bu ensemble et en déduit le goût de leurs baisers. Mais, au début du livre, quand il décrit ces baisers entre sa bien-aimée et un autre homme, le lecteur ne sait pas encore d'où il tire cet élément. La bouteille de grappa superpose les deux histoires. Deuxième exemple : Jean-Christophe de G., nu à la fenêtre, regarde la Banque de France, qui se trouve en face de l'appartement. Plus tard, dans un flash-back, le narrateur se trouve lui aussi debout devant la même fenêtre : Marie et lui ont été réveillés en sursaut à trois heures du matin par l'alarme de la Banque de France. Ils restent là sans comprendre ce qu'ils voient. Il ne se passe rien. Le narrateur ressent une émotion un peu curieuse et angoissante, qui lui permettra d'imaginer ce que ressentira Jean-Christophe à cette même place.

L. D. : Puisque ce n'est pas un roman autobiographique, pourquoi faut-il que le narrateur ait besoin de s'être trouvé à cette fenêtre-là, alors que tu n'y as jamais été ?

 J.-P. T. : Qu'est-ce que tu en sais ? [rires] L'auteur constitue un troisième niveau. Parfois, c'est limpide, ça se superpose. Par exemple, la scène de l'orage à Paris. Premier niveau : Marie. Marie, bien au chaud dans son lit alors que la fenêtre est ouverte, ressent certaines sensations physiques. Deuxième niveau : le narrateur. C'est une scène qu'il a vécue à l'île d'Elbe avec Marie. La chambre à Paris et la chambre à l'île d'Elbe se superposent. Troisième niveau : l'auteur. J'ai moi-même vécu, non pas à l'île d'Elbe mais en Corse, des nuits d'orage la fenêtre ouverte. Les sensations décrites sont donc autobiographiques en quelque sorte. Je prête au narrateur des sensations qui m'appartiennent, et le narrateur les prête à Marie.

L. D. : Mais de telles notations autobiographiques ne peuvent s'appliquer qu'à des détails du récit et non aux scènes importantes. J'imagine que tu n'as jamais poursuivi un cheval dans un aéroport... Par ailleurs, le narrateur dénonce sa propre projection lorsqu'il avoue qu'il s'était trompé dans le prénom : Jean-Christophe ne s'appelle pas Jean-Christophe, ce qui est assez drôle.

 J.-P. T. : Oui, c'est ludique. Mais, en même temps, c'est emblématique. Il y a une réalité : le personnage s'appelle Jean-Baptiste de Ganay. Mais, dans la fiction, avec beaucoup de mauvaise foi, le narrateur ne cesse de l'appeler Jean-Christophe de G. En fait, la réalité de Jean-Baptiste de Ganay est tout aussi fictive que celle de Jean-Christophe de G. On aurait pu imaginer que j'écrive un livre à partir de choses réelles. Ce n'est pas le cas : comme tu le soulignes, je n'ai jamais poursuivi de cheval dans un aéroport. En d'autres termes, l'ambition majeure de La Vérité sur Marie est de livrer le roman et sa genèse. J'explique au lecteur comment le narrateur a pu inventer ce qu'il raconte et pourquoi il l'a inventé.

L. D. : Ce jeu est poussé très loin dans une scène particulière : celle où le narrateur décrit la pensée du cheval - pensée à laquelle il ne peut avoir accès. Il y a là une sorte de surjeu. As-tu hésité à écrire cette scène-là ou s'est-elle imposée d'elle-même ?

 J.-P. T. : Je n'ai pas hésité : c'est la scène initiale, originelle, du roman. La première image que j'ai eue de ce livre, c'est un cheval qui vomit dans la soute d'un Boeing 747 en vol. J'ai construit le roman pour arriver à cette scène-là. Car la force poétique de cette image me plaisait. Il s'est trouvé que, dès que j'ai commencé à travailler, je me suis informé sur les chevaux et j'ai appris qu'ils ne vomissaient pas. Ça commençait mal... Cela m'a amené à prendre une position narrative très radicale : j'affirme quelque chose d'impossible. Pourtant, je ne sacrifie pas du tout le réalisme. J'essaie de rendre l'avion le plus réaliste possible, que l'on y soit vraiment : je décris des sensations, des vibrations, des détails pour produire un effet de réel. Le cheval est là. Et, bien que dans la réalité les chevaux ne peuvent pas vomir, il vomit. D'une certaine façon, je romps le pacte tacite entre le lecteur et moi, qui voudrait que je raconte des choses plutôt vraisemblables. Après avoir fait croire à la réalité de la description, j'affirme soudain que l'on n'est pas dans un avion en vol mais dans la littérature.

L. D. : Le lecteur peut se dire qu'il s'est fait avoir...

 J.-P. T. : Je suis pris dans une contradiction. Je m'efforce de créer un effet de réel, je demande au lecteur de se mettre dans la peau du cheval et, en même temps, je romps le pacte réaliste pour traiter un problème littéraire. J'essaie de faire, de front, deux choses contradictoires : faire croire que le texte est le réel et dire : « C'est de la littérature. » Ou plutôt, le dire sans le dire. Car ce n'est pas explicite. Le texte se maintient toujours au bord du précipice de la mise en abîme.

L. D. : Jolie formule !

 J.-P. T. : La mise en abîme me paraît être une solution beaucoup trop facile. Elle ne m'intéresse pas en tant que telle : je ne veux pas que le narrateur soit un écrivain. Le narrateur imagine, mais il n'écrit pas. Il est occupé par une sorte de monologue visuel. Il est en train de rêvasser. Tout se déroule devant ses yeux comme dans un rêve...

Propos recueillis par Laurent Demoulin
le 26 mai 2009

icone crayon

Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du XXe siècle.

 



Voir aussi : Jean-Philippe Toussaint : Tout sur Marie, par Alain Delaunois

 


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 26 avril 2024