Laurent Demoulin : Commençons par le titre, La Vérité sur Marie. Il est à la fois différent des titres de tes premiers livres, composés d'un nom désignant une pièce ou un objet familier (La Salle de bain, La Télévision, L'Appareil-photo), et des titres de tes romans plus récents, qui se limitent à un verbe à l'infinitif (Faire l'amour, Fuir). Il s'agit d'un titre plus imposant : « Vérité » est un mot presque philosophique.
Jean-Philippe Toussaint : Il s'agit du titre que j'ai donné au premier manuscrit. C'est un titre tout terrain, costaud, mais il me semblait que je pouvais trouver mieux. Comme ce roman forme une trilogie avec les deux précédents, j'aurais voulu poursuivre dans la ligne de Faire l'amour et de Fuir, et j'ai fatigué le dictionnaire à la recherche de verbe commençant par « f », mais je n'ai rien trouvé qui convienne. L'aspect philosophique du terme « vérité » ne me déplait pas, mais il s'agit d'un problème très vaste au sujet duquel je n'apporte pas grand-chose d'un point de vue théorique. Encore que... Mais le titre me plaît aussi pour une autre raison : le terme « vérité » implique le thème du secret. Le lecteur peut imaginer que quelque chose lui est caché et, en effet, au début, est décrite une nuit qui s'est déroulée en l'absence du narrateur. D'une certaine façon, une révélation a lieu, si ce n'est d'un secret, du moins d'événements qui ne sont pas publics. Donc, le titre convient au livre sans en constituer l'un des points forts.
photo © Hélène BambergerL. D. : Est-ce lié au point de vue narratif ? Le roman présente la particularité de jouer avec le narrateur. Il ne s'agit pas d'un narrateur omniscient, mais d'un récit à la première personne (le narrateur participant à l'histoire en tant que personnage), mais, souvent, il imagine les faits ou il les reconstitue. Il est donc question de vérité alors que l'on est souvent dans la fabulation.
J.-P. T. : Je ne sais s'il faut relier ce jeu narratif avec l'idée de vérité, mais, en tout cas, la question du narrateur constitue le nœud du livre. Ce nœud trouve son origine dans Fuir. Dans la troisième partie de Fuir, roman écrit à la première personne, le narrateur disparaît. Et Marie, qui est le personnage secondaire, cherche le narrateur. Le « il » (ou plutôt le « elle ») cherche le « je ». Aucune revendication théorique ne vient appuyer ce fait. Dans l'énergie de Fuir, cela passe presque inaperçu : le lecteur se demande où est passé le narrateur et cette situation se résoud de façon assez émotive et dramatique. Mon projet, dans La Vérité sur Marie, est de reprendre cet épisode mais à une toute autre échelle. Le narrateur disparaît cette fois d'un tiers du livre. On pourrait presque dire qu'il ne cesse d'apparaître et de disparaître. Quand il réapparaît et que Marie l'aperçoit par hasard, son entrée en scène crée une surprise : il n'aurait pas dû être là. Et le choc que peut ressentir le lecteur, pour qui le narrateur a disparu durant cinquante pages, est comparable à celui qu'éprouve Marie en le voyant, car, pour elle, il a disparu pendant deux jours. Le lecteur peut comprendre l'émotion de Marie. Mais en même temps, il est appelé à se poser des questions : « Comment le narrateur sait-il ce qu'il s'est passé dans la vie de Marie avant de la croiser ? »
L. D. : En effet, on n'échappe pas à cette question.
J.-P. T. : En fait, je pose théoriquement le problème de la troisième personne en littérature. Il ne s'agit pas d'un petit problème. Comment peut-on écrire à la troisième personne en littérature ? Une réponse possible est : « On ne peut pas. » C'est, d'ailleurs, ma première réponse. En écrivant La Vérité sur Marie, j'ai connu des moments de découragement qui étaient liés au fait que je ne parvenais pas à écrire à la troisième personne. Dans la deuxième partie du livre, Marie est seule et le récit est purement à la troisième personne. Comme Madame Bovary. Mais, au lieu d'être extérieur au récit, le narrateur connaît le personnage. Le point de départ se situe en fait au moment où le narrateur rejoint Marie à l'île d'Elbe. Assis dans un bateau, il imagine les événements, il les reconstitue, il les invente et il se souvient. Il revit mentalement deux nuits racontées auparavant dans le roman. Il songe ainsi à la nuit de la mort de Jean-Christophe de G. Il s'agit d'un premier cas de figure, car il a été témoin de certaines choses : il a vu le corps encore vivant emporté par des infirmiers, il a vu les lieux, il a vu les chaussures qui étaient restées dans l'appartement, il a vu Marie juste après les événements et il a enquêté de façon passive, Marie lui a donné des informations. Au restaurant, elle lui a confié qu'elle a eu le sentiment que Jean-Christophe de G. était peut-être armé. Ce sont des éléments qu'il n'a pas vérifiés lui-même directement mais qui lui ont été confiés. Ce sont des sources.
L. D. : Mais certains éléments des premières scènes ne peuvent avoir été racontés par Marie, comme sa relation sexuelle avec Jean-Christophe de G., à moitié endormis. Le narrateur n'a pas pu apprendre ces détails-là.
J.-P. T. : À côté des éléments dont il est le témoin visuel et des informations que lui a fournies Marie, il y a tout ce qu'il invente, en effet, ce qu'il fantasme, ce qu'il espère, ce qu'il désire ou ce qu'il craint. Par ailleurs, il a quand même vaguement procédé à une enquête sur ce Jean-Christophe de G. et il essaie de construire le personnage. Enfin, dernier cas de figure, il se sert de détails qu'il connaît intimement : il imagine ce que Jean-Christophe a ressenti parce que lui-même a ressenti la même chose. Je vais donner des exemples concrets de ce genre de reconstruction. Premier exemple : la bouteille de grappa. Le narrateur et Marie ont bu ensemble de la grappa à l'île d'Elbe et ils ont échangé des baisers qui avaient le goût de la grappa. Quand le narrateur aperçoit la bouteille dans l'appartement, il imagine que Marie et Jean-Christophe en ont bu ensemble et en déduit le goût de leurs baisers. Mais, au début du livre, quand il décrit ces baisers entre sa bien-aimée et un autre homme, le lecteur ne sait pas encore d'où il tire cet élément. La bouteille de grappa superpose les deux histoires. Deuxième exemple : Jean-Christophe de G., nu à la fenêtre, regarde la Banque de France, qui se trouve en face de l'appartement. Plus tard, dans un flash-back, le narrateur se trouve lui aussi debout devant la même fenêtre : Marie et lui ont été réveillés en sursaut à trois heures du matin par l'alarme de la Banque de France. Ils restent là sans comprendre ce qu'ils voient. Il ne se passe rien. Le narrateur ressent une émotion un peu curieuse et angoissante, qui lui permettra d'imaginer ce que ressentira Jean-Christophe à cette même place.