Jean-Philippe Toussaint, tout sur Marie

Avec  La vérité sur Marie, Jean-Philippe Toussaint donne un prolongement à deux romans antérieurs, Faire l'amour (2002) et  Fuir (prix Médicis 2005), qui reparaissent en poche. Une trilogie, mais dont chaque livre peut se lire néanmoins indépendamment l'un de l'autre.

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Jean-Philippe Toussaint, avec pour sherpa volubile Laurent Demoulin, était en minitrip cadencé à Liège, pour une séance avec les étudiants de Philo et lettres à l'ULg, des rencontres au Fram et à la librairie Pax, et une soirée cinéma au Sauvenière. Solide programme, alors que la presse française et belge est unanime pour saluer la sortie de La vérité sur Marie. Présence sur les ondes radio, long portrait positif de sa consoeur Marie Desplechin dans « Le Monde », commentaires enthousiastes aussi bien dans « Les Inrock » que « Télérama », « Elle »  ou « Politis », et articles dithyrambiques de plusieurs signatures renommées de l'Hexagone : Jérôme Garcin évoquant « l'insidieux bonheur de lire Toussaint », Patrick Kéchichian « sa remarquable maîtrise », quand Bernard Pivot, « de l'Académie Goncourt », l'identifie sans rire à « un dieu de l'Olympe ».

Toussaint le reconnaissait, au cours de ces conversations : il trouve (et sans doute aussi son éditeur) la situation certes confortable, mais presque inquiétante : tant de lectures convergeant dans le même sens finiraient par devenir suspectes, et derrière cette consensualité médiatique, n'y aurait-il qu'un roman lisse et sans aspérités, bien formaté pour réunir des publics-cibles, en apparence seulement, différents ? Et pourtant, ce troisième épisode des aventures sentimentales et existentielles de la très remuante (et souvent insupportable) Marie, contées par un narrateur impeccable dans son rôle d'amoureux largué, pas toujours très vif sur la balle, garde les qualités des deux romans antérieurs. Il se construit autour de trois lieux - un quartier de Paris, l'aéroport de Narita (Tokyo) au Japon, l'île d'Elbe - qui ramènent le lecteur au cadre spatial déjà dessiné par les deux autres romans.

photo © Madeleien Santandrea

Une écriture au cordeau, même dans le chaos

Toussaint procède ensuite à un découpage temporel subtil - que l'on ne s'étonnera pas de trouver cinématographique chez le réalisateur et constructeur d'images photographiques qu'il est aussi - à partir de trois scènes nocturnes intenses. Lourdes de violences, elles s'enchaînent en paragraphes qui entrecroisent les flash-back et la progression d'un suspense aux multiples rebondissements, où le drame et l'insolite alternent sur un même niveau : par exemple, un cheval vomit-il en avion ? le Samu est-il aussi rapide et efficace qu'on le dit ? ou même : le narrateur vacillant en aura-t-il jamais fini avec Marie ? Et puis Toussaint use avec invention d'une même écriture précise, tantôt électrique, tantôt proustienne, pour décrire l'enchevêtrement de la fiction, de l'imaginaire et du réel, les complications les plus foireuses comme les situations les plus soigneusement millimétrées : même dans le chaos et le désordre, la phrase est là, qui tient les rênes du récit.

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C'est que, comme le soulignait Jacques Dubois dans son article du Bookclub de Mediapart, « la puissance de cette Vérité sur Marie tient d'abord à un style qui envoûte alors même qu'il multiplie les signes narquois (...) chaque détail tient du signal codé, conviant le lecteur à prolonger, mettre en rapport, élucider. » C'est de cette architecture de détails, souvent savoureux par l'incongruité même de leur rapprochement (dans des épisodes aussi dramatiques qu'un incendie ou une mort par arrêt cardiaque) que Toussaint tire la substance énérgétique, et à certains moments oppressante, de son récit. Moins conduit qu'autrefois (dans La salle de bains ou Monsieur) par l'humour et l'ironie, celui-ci se trouve davantagé axé sur une forme romanesque qui bouscule les conventions de linéarité, de véracité, ou d'authenticité : Toussaint prend bien garde à ce que le narrateur ne soit jamais l'écrivain, mais l'écrivain n'est jamais loin du narrateur. Laurent Demoulin, dans la lecture qu'il donne à la réédition en poche de Faire l'amour, analyse ainsi finement la progression, et non la rupture, de l'écriture du romancier, depuis ses débuts jusqu'à aujourd'hui. Dans l'entretien mené avec Jean-Philippe Toussaint, il prolonge et approfondit cette réflexion sur l'écriture, et les conditions qui, dans ces trois derniers livres que sont Faire l'amour, Fuir et La vérité sur Marie, ont amené cette évolution.

Alain Delaunois
Octobre 2009

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Alain Delaunois est journaliste à la RTBF et maître de conférences au Département Arts et Sciences de la Communication.


 
 
Jean-Philippe Toussaint, « La Vérité sur Marie », Minuit, 205 pages. Chez le même éditeur, reprise en format de poche (collection « Double ») de « Faire l'amour » et de « Fuir », le premier avec un commentaire de Laurent Demoulin, le second avec une conversation entre l'auteur et Chen Tong, son éditeur chinois.