Un tableau de Léonard Defrance perdu et retrouvé

Questions de date

La référence, dans le tableau « retrouvé », à un texte de Mercier de 1781 confirme que la peinture date bien de l'époque où la contrefaçon des bords de Meuse exploitait la troisième édition de l'Histoire des deux Indes de Raynal et Diderot, de 1780. Peut-on être plus précis en matière de date ?  L'établissement d'un lien privilégié entre une édition locale de l'œuvre de Sébastien Mercier et l'atelier représenté par Defrance permettrait, ajoute P. Gossiaux, de se faire une idée assez précise de la datation du tableau. On ne peut qu'évoquer ici dans ses grandes lignes cette question, qui,  associée à celle du commanditaire/propriétaire de l'oeuvre, offre cependant à l'enquêteur des zones d'ombre dignes du Da Vinci Code (en plus authentique).

Reprenons les éléments du jeu d'ensemble que forment les quatre tableaux de Defrance. Des trois « visites à l'imprimerie » traditionnellement conservées, deux sont considérées comme formant un « couple » : la représentation de l'atelier de composition où figure à l'avant-plan, à droite, un correcteur en habit bleu et celle de l'atelier d'impression où le supposé directeur de l'entreprise montre aux visiteurs une presse où ne s'active encore aucun ouvrier. Ces deux tableaux sont reproduits sur la même première ligne à la fin de l'article précédent.

Le troisième montre également un atelier d'impression où deux ouvriers, cette fois, s'occupent à la presse. La notice qui lui est consacrée dans Léonard Defrance, l'œuvre peint, paru en 1985 (n° 317), conclut qu'il est impossible de le dater « avec la même précision » que l'autre représentation de l'atelier d'impression. Celle-ci, en effet, comporte des placards annonçant en 1782 la suppression des ordres monacaux par Joseph II ou la parution de l'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal et de Diderot, dont P. Gossiaux a établi les reproductions clandestines par Plomteux en 1781, mais aussi - pour le moins - en 1782. Dans le troisième tableau,  au contraire, « la seule date que nous puissions souligner est celle de l'édition par Plomteux des Œuvres d'Helvétius : 1776 ». La notice ne distingue dans le tableau, outre le placard se référant à Helvétius, qu'une vague mention du Traité des délits et des peines  de Beccaria. C'était manquer une information dissimulée dans l'œuvre. En y regardant bien, on distingue sur le mur du fond, à droite de la petite presse, un placard portant : « ...UVRES ..E ...SEAUX ». Il faut manifestement lire : « ŒUVRES DE ROUSSEAUX », le  nom du philosophe se trouvant altéré de la même manière que dans la représentation traditionnellement connue de l'atelier de composition. L'orthographe de Léonard Defrance laissait à désirer, ce qui ouvre d'ailleurs des perspectives sur la connaissance réelle et la simple familiarité qu'il pouvait faire valoir concernant l'œuvre de l'auteur du Contrat social.

 

t10

Isolée, la représentation « orpheline » de la salle d'impression ne permettait en effet aucune supposition quant à la date. Il en va autrement à partir du moment où on l'associe au tableau « retrouvé ». Les dates que suggèrent les placards de celui-ci, en se référant aux Edits de Joseph II et au texte de Mercier sur la naissance du Dauphin en 1781, peuvent évidemment s'appliquer à l'ensemble que forment les deux œuvres. On est même en droit d'étendre la fourchette chronologique si l'on fait intervenir la contrefaçon du Tableau de Paris de 1783. Tous ces éléments concordent avec la chronologie établie par Pol Gossiaux pour les contrefaçons mosanes des Deux Indes par Plomteux, centrées sur les années 1781-82.

Une autre question se pose cependant...  Au cas où aucune contrefaçon du Tableau de Paris attribuable à Plomteux ne serait découverte, dans quelle mesure ne faudrait-il pas envisager que l'atelier - plus ou moins réel ou idéal ? - représenté par Defrance dans le tableau retrouvé soit celui de Jean Edme Dufour à Maestricht  ? Dans le courrier qu'il m'a adressé concernant les représentations d'imprimerie par Defrance, P. Gossiaux demande : « Reste à savoir pourquoi cette œuvre  a été faite en deux exemplaires - autrement dit à qui était-elle destinée : Plomteux lui-même et Defrance ? ». On peut supposer qu'à côté des deux tableaux commandés ou achetés par Plomteux pour célébrer et sceller par l'image la réussite de son entreprise, son associé Jean Edme Dufour n'aurait pas moins ressenti l'envie de fièrement montrer ses ateliers à des personnages  comme ceux que l'artiste liégeois représente ici en visiteurs impressionnés par le travail typographique.

Il est vrai que tout, dans la série des quatre tableaux désormais connus, paraît renvoyer à la même entreprise s'ouvrant aux mêmes visiteurs.  Les correcteurs en habit beige-orangé des deux salles de composition se ressemblent suffisamment pour qu'on ne puisse invoquer le seul hasard. Le vêtement vert du propriétaire de l'entreprise - davantage robe de chambre à la Diderot que manteau - est commun aux deux ensembles, comme la robe jaune de la principale visiteuse, que permet d'apprécier la reproduction numérique très détaillée communiquée par Madame Anouk Gérard, du Musée des Beaux-Arts de Grenoble.  Par ailleurs, l'architecture générale des salles de composition et d'impression n'est pas absolument identique. On laissera à l'amateur le soin de relever les différences.  

L'orgueil des audacieux contrefacteurs de principauté - et de la partie maastrichtoise qui relevait institutionnellement  de celle-ci - est non seulement  lisible dans leurs réalisations mais bien compréhensible.  Ils animaient, comme l'a dit Bassompierre à l'écrivain Marmontel, certaines des plus belles maisons d'édition de l'Europe des Lumières. Bassompierre,  pur « fils de ses œuvres », d'origine sociale obscure, avait frayé à Liège la voie à la contrefaçon industrielle de la pensée philosophique. Il pouvait se targuer d'avoir inauguré la tradition locale de la fabrication d'œuvres complètes des grands auteurs.  Plomteux lui emboîta aussitôt le pas sur ce terrain et il fut, avec Dufour, parmi les premiers imprimeurs qui comprirent l'importance de l'Histoire des deux Indes.

Ceci sera particulièrement mis en évidence avec la parution imminente du tome premier  de l'édition scientifique dont va désormais bénéficier l'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes. Présenté à la Sorbonne le 29 janvier 2010, ce tome premier paraît sous la direction d'une  large équipe internationale où l'on se permettra de distinguer l'apport de Cecil Courtney et de Gianluigi Goggi, amis du Groupe d'étude du 18e siècle de l'ULg1. Il est publié par le Centre international d'étude du XVIIIe siècle de Ferney-Voltaire, que dirige Andrew Brown.

S'il fallait un élément supplémentaire d'interrogation concernant les Visites d'imprimerie de Defrance,  ajoutons celui-ci. Dans le tableau de l'atelier d'impression associé au tableau de composition « retrouvé », un personnage tient d'une main la frisquette, encadrement qui se rabattait sur le tympan pour garantir la feuille de papier d'éventuelles taches d'encre. L'apparent profil négroïde  de cet ouvrier est-il dépourvu de signification ? Le promeneur empruntant aujourd'hui la rue Neuvice, à condition d'être  quelque peu tête en l'air, si l'on ose dire, reconnaîtra le même profil dans celui du Moriane  - le « moricaud », en wallon - qui orne l'enseigne en pierre  de l'immeuble habité par Bassompierre en face de l'église Sainte-Catherine. Les peintures de Defrance assimileraient-elles des éléments représentant divers ateliers de la « petite France de Meuse » ? Y aurait-il, dans la figuration d'un Noir travaillant pour Dufour, un clin d'œil à ce Bassompierre chez qui il faisait apparemment  office de prote, dans les années 1760, et dont il était proche au point d'habiter la maison ? Impertinente provocation de celui qui, de Maastricht, collabore désormais avec Plomteux, sempiternel rival de Bassompierre ? Le Liégeois aime bal'ter. Dufour aurait-il pris les habitudes du pays ?

L'imagination, on le voit, est facilement invitée à broder sur la trame très riche qu'offre le monde culturel du pays de Grétry, lequel  ne se montrait pas non plus avare d'ironie à l'égard de ses concitoyens (« Moquez vous de tous les Liégeois », a-t-il écrit). Le « capital symbolique » de la principauté des Lumières, comme disent les doctes de l'institution littéraire, offre décidément au chercheur de belles et nouvelles pistes à explorer.

 

Daniel  Droixhe
Les 9-10 novembre 2009

 

 
 
1 Qu'ils soient remerciés pour la communication de l'ouvrage en pré-originale - et pour les corrections d'auteur demandées en dernière minute par le signataire de cet article.

Page : précédente 1 2 3 4 5